Les Pépites, documentaire français de Xavier de Lauzanne, 2016. Avec Christian et Marie-France des Pallières.
Une fois n’est pas coutume, nous présentons non pas une fiction, mais un documentaire ; non pas une scène, mais un film entier.
Ce documentaire prenant comme une fiction s’ouvre sur une étonnante critique de La chèvre de monsieur Seguin que Christian des Pallières juge antipédagogique : elle enseigne aux enfants le conformisme au lieu de la liberté ou, plus encore, de l’écoute de leurs rêves. Cette parabole sur une parabole devient le symbole du film. Assez tôt, Christian (disparu le 24 septembre dernier) et son épouse Marie-France et leurs enfants quittent leur château familial en Normandie, pour visiter le monde dans un camping-car. Mais ce rêve n’a rien d’une fantaisie gentiment anarchiste. En réalité, il s’agit de se mettre à l’écoute plus que de leurs rêves, de leurs aspirations profondes. En effet, lorsqu’ils découvrent la décharge à ciel ouvert de Phnom Penh, où des milliers d'enfants survivent dans des conditions innommables, les deux Français comprennent qu’ils doivent intervenir. Ils se lancent alors dans une aventure et un combat dont ils ne savent pas qu’elle va les conduire, 25 ans plus tard, à littéralement sauver 10.000 enfants. Ils créent l’ONG Pour un sourire d’enfant (PSE), qui requiert que, chaque année, une tournée en camping-car récolte dons et parrainages.
Les pépites, ce sont d’abord les improbables et pauvres trésors que les regards éperdus de ces centaines d’enfants en loque, de 6 à 15 ans, guettent dans cet immense terrain d’ordures fumantes, nauséabondes et infestées de mouches. Au péril de leur santé (ils sont couverts de plaies infectées et s’enfoncent dans les ordures jusqu’aux genoux, parfois pieds nus), de leur intégrité (parfois, leur voisin leur transperce la main de leur pique pour leur voler un bout de plastique, de carton, de métal) et même de leur vie (les camions-bennes peuvent les ensevelir sous les tonnes de détritus), ils cherchent d’abord de quoi manger (ils se nourrissent à peine une fois par jour) et faire vivre leur famille.
Les pépites, beaucoup et même infiniment plus, ce sont les sourires de ces enfants qui ont retrouvé leur légèreté et sautent, virevoltants, sur l’affiche. Mais ces pépites sont autrement cachées : il a fallu les chercher derrière la crasse, les cicatrices mal refermées, la crainte, voire la méfiance et la violence. Surtout, il a fallu en découvrir et en comprendre l’histoire douloureuse, qui est celle de tout un pays crucifié. C’est très progressivement que Christian et Marie-France comprennent le non-dit terrifiant du peuple de chiffonniers : si les parents abandonnent ainsi leurs enfants dans cette décharge, c’est parce qu’ils ont eux-même été détruits par une des pires tyrannies du xxe siècle, le régime Khmer rouge qui avait assassiné 70 % de ses instituteurs. Leur seule solution fut de se réfugier dans l’alcool et la violence.
Mais ces pépites, nous ne les aurions pas découvertes, s’il n’y avait ces deux merveilles que sont Christian et Marie-France. Peut-être certains seront-ils tentés d’expliquer (ou plutôt de déconstruire) leur motivation à partir de leur histoire : après avoir vu le château de famille en flamme, Christian voit s’écrouler toute stabilité et s’acharnera à en donner une à ses jeunes. Mais la blessure n’est jamais féconde par elle-même, elle ne peut que révéler et stimuler l’amour, pas le créer. Or, le moteur des Pallières, c’est d’abord et avant tout l’amour et l’amour de compassion : les larmes qui coulent sur les visages d’enfants et, parfois plus encore, des adultes qui se souviennent de leurs souffrances, deviennent leurs propres pleurs. Mais osons le dire, plus que le film, le moteur enfoui comme une pépite, l’âme brûlante de leur action si éclairée, si humble et si efficace, c’est la charité du Christ : Marie-France porte une croix ; au moment du départ, leurs parents les bénissent en les signant ; tous deux faisaient partie des équipes Notre-Dame. « La charité de Christ nous presse », écrivait saint Paul aux Corinthiens (2 Co 5,14). De fait, Christian et Marie-France font preuve de cette charité dont le même Apôtre (1 Co 13,4) dit qu’elle rend service et prend patience : ils avancent pas à pas (être avec, puis nourrir, enfin éduquer).
Pourtant, les plus belles pépites ne sont peut-être pas là. Ne serait-ce pas les fruits portés par ceux que tous les enfants appellent « Papy » et « Mamy » avec affection et sans fusion (les Pallières ont refusé que les enfants les appellent « Papa » et « Maman », car ils en avaient) ? Leur but est de s’effacer pour que l’organisation vive pour et par les Cambodgiens. Aujourd’hui Leakhéna, 30 ans, qui affirme « Je suis née avec PSE », est à la tête de son équipe sociale. La leçon, pour moi, la plus belle de ce documentaire si émouvant, mais surtout si dynamisant, est que l’héroïsme le plus grand, c’est-à-dire le plus fécond, le plus durable et le plus transformant, est aussi, paradoxalement, le plus accessible, le plus universel. Le don le plus communicatif est le plus commun. Si tout le monde ne peut inventer la mécanique comme Newton ou composer le Don Juan de Mozart, par contre chacun peut aimer comme Christian et Marie-France, d’un amour aussi affectif qu’effectif.
L’importance du décalage évalué par Allociné est aussi rare que significatif : alors que 19 critiques de la presse notent le film à 3,4 (sur 5), 441 critiques des spectateurs affichent une note de 4,8 (toujours sur 5). Comme souvent, le jugement du public, ne serait-ce qu’à cause du nombre, présente une tendance anthropologique lourde. Ici, il reflète le poids que les Français et accordent au don de soi.
Le Seigneur des anneaux. 1. La communauté de l’anneau, film fantastique américano-néo-zélandais de Peter Jackson, 2003. Avec Eliah Wood, Ian McKellen, Viggo Mortensen, Liv Tyler.
Scène 21 (en entier), de 1 h. 21 mn. 25 sec. à 1 h. 23 mn. 00 sec.
Le réalisateur Peter Jackson a imaginé une scène qui ne se trouve pas dans la trilogie fantastique du Tolkien, Le Seigneur des anneaux, mais en respecte profondément l’esprit . Elle se déroule entre un homme de haute lignée royale, Aragorn, et une femme elfe, Arwen Undomiel, qui est la fille du seigneur Elrond, de Fondcombe. La scène fait mémoire de leur première rencontre, il y a très longtemps, dans le même lieu, où Arwen a accepté de se lier à Aragorn et d’ainsi perdre son incorruptibilité et devenir mortelle. Le cadre est extraordinairement féerique, la bande-son enchanteresse (les chants d’oiseau, la rumeur de la source et la vocalise d’Enya). On objectera que cet exemple est fictif. La fiction recueille parfois le suc du réel. D’ailleurs, Tolkien appelait son épouse son « Arwen ».
« Arwen. – Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?
Aragorn. – J’ai cru que je m’étais égaré dans un rêve.
Arwen. – De longues années ont passé (passant sa main sur son front, puis la laissant doucement descendre sur sa joue), vous n’aviez pas alors les mêmes tourments. Que vous avais-je dit ?
Aragorn, semblant se réveiller d’un rêve et caressant le bijou que porte Arwen en pendentif. – Vous avez dit vouloir vous lier à moi, abandonnant de ce fait l’immortalité de votre peuple.
Arwen. – C’est ce que je ferai. Je préfère partager une existence humaine avec vous qu’affronter tous les âges de ce monde toute seule. (Elle dépose le pendentif dans la main d’Aragorn).
Arwen. – Je choisis une vie mortelle.
Aragorn. – Vous ne pouvez m’offrir cela.
Arwen. – C’est à moi de décider à qui offrir ma vie tout comme mon cœur ». (Elle ferme doucement la main d’Aragorn sur le bijou. Ils s’embrassent tendrement)
Habituellement, nous identifions la reconnaissance à un simple remerciement. Ici, nous voyons mis en scène un très grand acte de gratitude. Celui-ci présente cinq composantes :
1. La gratitude concerne un bien qui a été accompli. Elle requiert donc la mémoire : « Vous souvenez-vous de notre première rencontre ? » La réponse jaillit : « J’ai cru que je m’étais égaré dans un rêve ». Pour Tolkien, comme pour son ami Lewis (l’auteur des Chroniques de Narnia), l’imaginaire est non pas une évasion du réel, mais son accomplissement. En revanche, l’amnésie prépare à l’ingratitude. Je songe à cet homme qui, lorsque son épouse faisait quelque chose de beau, l’écrivait pour ne jamais oublier.
2. Certes, l’homme de la gratitude n’est ni le pessimiste ronchon qui se lamente de cette vallée de larmes, ni l’optimiste ingénu qui dénie le mal. « L’optimiste est un imbécile heureux et le pessimiste un imbécile malheureux », disait Bernanos. Il est un réaliste qui voit les difficultés, sans les laisser altérer son espérance du bien. Or, en réenracinant dans le passé, la seconde demande d’Arwen en assume le poids de souffrance, les « tourments » des « longues années [qui] ont passé » : « Que vous avais-je dit ? »
3. La gratitude est un acte de reconnaissance plein de délicatesse qui ne veut rien perdre des dons offerts par l’autre. En répondant : « Vous avez dit vouloir vous lier à moi, abandonnant de ce fait l’immortalité de votre peuple », Aragorn nomme exactement le double cadeau que lui a fait Arwen : le don de son cœur et l’abandon de l’immortalité (aussi symbolisé par le pendentif). On pourrait trouver cet abandon bien romantique et peu réaliste. En fait, il représente ce que le couple (mais aussi les amis ou ceux qui vivent en communauté) sont appelé à vivre. D’abord les époux se donnent l’un à l’autre. C’est seulement après qu’ils découvrent ce à quoi ils doivent renoncer, leur rêve de fusion. En renonçant à la juxtaposition des « je », voire à l’absorption d’un des « je » par l’autre, ils entrent dans l’acceptation, souvent douloureuse, de l’altérité (le « tu » est encore plus différent qu’ils ne se l’étaient représenté, au point que, parfois, ils se demandent s’ils n’ont pas épousé un autre conjoint…). Et si l’épreuve de cette altérité est surmontée dans la fidélité et la conversion profonde (où l’on cesse d’attendre que l’autre change pour hâter de se transformer), le couple accède au « nous » de l’authentique communion d’amour. La mort physique consentie par Arwen symbolise toutes les morts à soi-même qui sont la condition du véritable amour.
4. La gratitude ouvre à l’avenir, qui est ici le libre don de soi. Touchée profondément de la mémoire que fait Aragorn du don premier, Arwen répond en s’engageant : « C’est ce que je ferai … ». Et elle scelle sa parole par un acte : le cadeau du pendentif. Avec la même précision qu’Aragorn, elle transforme les dons promis en réalité : son immortalité (« offrir ma vie… ») et son être (« … tout comme mon cœur »). Et ce double don est libre : « Je choisis une vie mortelle », dit-elle pour le premier ; « C’est à moi de décider », dit-elle pour le deuxième.
5. La gratitude ne s’habitue jamais au don. Elle ne le transforme jamais en dû. En effet, puisqu’Arwen a promis, il pourrait sembler normal qu’elle s’engage désormais. Or, même si cet engagement actuel s’inscrit dans la continuité de la promesse, il constitue un nouvel acte de liberté : nouveau car, désillusionné, Arwen a traversé, avec Aragorn, l’épreuve, dans la fidélité ; nouveau, car cette décision doit se sceller par une communion de vie. Aussi, une nouvelle fois, Aragorn signifie-t-il la grandeur du don fait par Arwen : « Vous ne pouvez m’offrir cela », c’est-à-dire l’immortalité. La formulation paraît négative. En réalité, elle signifie la vive conscience du don immérité. La gratitude est la jeunesse éternelle du cœur, son printemps jaillissant. Combien de couples perdent leur pétillement car ils ne savent plus se remercier dans le quotidien. « Auriez-vous l’amabilité, si cela ne vous dérange pas, de me faire passer la salière ? », demande la maîtresse de maison à son invité en lui souriant. Puis, se retournant vers son mari : « Passe-moi le poivre ».
La gratitude est donc l’âme secrète du don de soi, c’est-à-dire son moteur intime. Elle s’enracine dans la mémoire émerveillée de tous les bienfaits reçus et appelle en retour une réponse d’amour. Par cette réponse, le don circule, fait naître un échange et parfois même une communion. Voilà pourquoi la scène s’achève par un doux baiser, cet échange des souffles qui symbolise l’union des âmes. « Nous avons reçu non pas l’esprit de ce monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions quels dons Dieu nous a faits » (1 Co 2,12 ).
Un monde meilleur (Pay It Forward), drame américain de Mimi Leder, 2000, fondé sur le roman éponyme de Catherine Ryan Hyde. Avec Haley Joel Osment, Kevin Spacey, Helen Hunt.
La scène se déroule de 1 h. 19 mn. 50 sec. à 1 h. 22 mn. 00 sec.
Nous verrons au chapitre xxx la scène initiale du film qui montre un acte gratuit d’une incroyable générosité. La scène suivante, remontant quatre mois en arrière, en raconte l’origine. Lors de la rentrée de l’équivalent de notre CM2, dans une petite ville de la banlieue de Las Vegas, aux États-Unis, le professeur de civilisation qui est nouveau, Eugène Simonet (Kevin Spacey), pose un devoir inhabituel : « Think of an idea to change our world – and put it into ACTION : Trouver une idée pour changer notre monde et la mettre EN PRATIQUE ». Cette proposition interloque le jeune Trevor McKinney (Haley Joel Osment) qui prend très au sérieux ce devoir et propose l’idée suivante : rendre un service important à trois personnes et leur demander de passer le relais, c’est-à-dire rendre à leur tour service à trois personnes. Et ainsi de suite. Le jeune Trevor prend très au sérieux ce devoir. Lui-même s’attelle à cette tâche et aide un sans domicile fixe, Jerry (Jim Caviezel), sa propre mère, Arlene qui est alcoolique (Helen Hunt), à travers le professeur Simonet, et son ami Adam (Marc Donato).
Trevor a formulé la loi du don en cascade (ici appelée loi du « faire passer »). Non sans y ajouter trois éléments qui ne sont pas constitutifs de cette loi : le caractère difficile du don ; l’injonction à transmettre (alors que nous avons vu que nous sommes naturellement portés à le faire, sans avoir besoin d’y obliger, ni même d’y inciter) ; la multiplication, ici par trois.
La scène que nous allons maintenant analyser est une autre illustration en petit (de manière fractale), de cette cascade, à partir de l’exemple de Jerry qui, ayant reçu, est invité à donner à son tour. Toute la dynamique de la gratitude fondatrice du don s’y déploie. Analysons-en les éléments.
1. Jerry n’est pas spontanément dans une dynamique de don de soi. Plus encore, lorsqu’il descend du camion qui l’a conduit jusque là, il ne pense qu’à une chose : comment trouver sa prochaine dose d’héroïne ? Un jeu de mots involontaire évoque le don et surtout son ambivalence : le don de la dose est mortel.
2. Pourtant, Jerry est habité à son insu par un événement qui l’a bouleversé et même a commencé à le transformer. L’enracinement dans une dette ou un don originaire : « J’ai promis d’aider quelqu’un ». En effet, Jerry est la première des trois personnes à qui Trevor a décidé de rendre service (il l’a conduit à la maison, lui a donné à manger, un toit, etc.), sans obligation autre que de donner à son tour à trois autres personnes. Or, ce don-source l’a métamorphosé : « ça a changé ma tête ». Il est significatif, par contraste, que tout don ne change pas : en effet, probablement le routier qui a conduit Jerry jusqu’au pont l’a-t-il fait gratuitement. Pour autant, ce geste gratuit ne touche pas Jerry, il ne déclenche pas en lui une gratitude qui lui donne une raison de vivre.
3. Le souvenir du don passé, enfoui, surgit dans le présent à l’occasion d’un événement : la tentative de suicide de cette femme. En effet, la mémoire fonctionne par similitude ou contiguïté. Comment le geste désespéré de cette femme qui pense opérer à l’insu de tous ne rappellerait-elle pas à Jerry l’état dans lequel il se trouve ? En même temps, si l’on ne peut changer l’intérieur d’une personne, on peut empêcher un acte extérieur. Comment alors, Jerry ne se souviendrait-il pas que, contre toute attente, dans sa vie, un « ange » a surgi qui lui a proposé la plus improbable des aides ? A la mémoire par similitude succède la mémoire par contact. Voilà pourquoi, sans doute, cette rencontre fait surgir en Jerry la promesse qu’il a tenu de secourir trois personnes.
4. Cela signifie aussi que le don de Trevor non seulement n’est pas oublié, mais qu’il est fondateur. Il affleure et alors féconde le présent. Par conséquent, il est ainsi dit que le don reçu, lorsqu’il est d’importance, est fontal, il peut devenir source de nouveaux dons.
5. La réaction du bénéficiaire face à un don immense et immérité est le plus souvent d’incrédulité. Celle-ci se fonde le plus souvent sur une mésestime de soi. La jeune femme pense d’abord à une agression, un vol. Jerry réagit de manière touchante en remerciant, transformant l’abandon du sac à main en don. La seconde réaction révèle une raison beaucoup plus radicale : un total mépris de soi. « Pas moi », crie la jeune femme. Qui pourrait croire à une telle aide, gratuite ?
6. Comment croire à ce don ? Comment rejoindre cette jeune femme ? Jerry qui a dû vivre la même réaction est particulièrement préparé à la comprendre. Il va trouver les mots justes : « Venez prendre un café avec moi ». Cet acte vaut beaucoup plus qu’un discours, abstrait, pire, moralisateur. En même temps, cette parole est mesurée : affirmer à quelqu’un qui est en auto-destruction qu’elle a de la valeur, que la vie va lui sourire est inaudible et contre-productif. Jerry se contente de l’inviter à prendre un café car c’est l’acte le plus simple, le plus anodin que nous puissions poser pour dire à une personne qu’elle nous intéresse. Donc, le plus acceptable. Jerry n’aurait pas trouvé cette simple demande si lui-même ne l’avait pas attendue, voire ne l’avait pas vécu (peut-être est-ce ainsi que Jerry l’a abordé). La réponse qui, elle aussi, vaut bien des raisonnements, ne se fait pas attendre : la jeune femme sourit.
7. Enfin, loin d’être unilatérale, donc humiliante, cette relation crée un lien, plus, une communion. Celui qui donne reçoit autant que celui qui reçoit : « Sauvez-moi la vie ». En effet, en acceptant, la jeune femme permet à Jerry non pas de rembourser la dette qui, de toutes manières, est insolvable, mais d’entrer dans le cercle du don, la loi de vie du « faire passer ». Et le geste qui accompagne la demande ne peut laisser de doute : Jerry tend la main. Comment ce geste, si éloquant, n’évoquerait-il pas la main que, voici quelques jours, Trevor lui a tendue ?
1. Le thème du film n’est pas tant la gratitude que la possibilité de changer le monde. D’où le titre. La loi du « faire passer est la mise en œuvre concrète de la gratitude. Par conséquent, celle-ci va être le moyen, non la finalité. Toutefois, ce que ne dit pas le film c’est que, pour changer le monde, il n’y a qu’une seule voie : se changer soi-même. Mais ce qu’il ne dit pas, le film le montre : chacune des personnes va être l’objet, le bénéficiaire d’un acte de gratitude est bouleversé, touché au plus profond de ses entrailles et va, à partir de là, donner à son tour. 2. Même si l’idée de Trevor est la chaîne, celle-ci prend son origine dans son initiative. Pas de gratitude sans une source. Or, l’homme n’est qu’une créature, donc un être qui dépend de l’Origine incréée. La perspective ici proposée est donc immanente. Plus encore, elle idéalise l’image de l’enfant qui ici cumule deux traits favorisant l’investissement : il est en souffrance, entre un père violent et absent et une mère alcoolique ; il est sauveteur, trop tourné vers les autres. Alors qu’une telle présentation pourrait être implicitement idolâtrique, un autre trait rend l’enfant symbolique : au terme, tragique, il mourra parce qu’il a donné sa vie pour sauver Adam, un petit garçon faible qui ne sait pas se défendre (c’est là sa troisième bonne action difficile). 3. Que penser du caractère obligatoire de la chaîne ? On peut se demander s’il respecte la loi de gratitude. En effet, celle-ci naît de l’amour ; or, l’amour n’est un libre don. 4. On peut aussi s’interroger sur la valeur de ce critère : « Il faut que ce soit difficile pour que cela marche ». Cette insistance sur le caractère malaisé, extraordinaire du don n’hérite-t-il pas de la conception puritaine qui a confondu l’amour et l’effort ? Retenons en tout cas qu’un tel acte est un don et suppose donc un minimum d’amour. 5. Enfin, le film ajoute une dernière condition : que le don soit répercuté auprès de trois personnes. Souvent, les chaînes reçues sur internet comptabilisent aussi la répercussion, demandant d’envoyer à plusieurs personnes, voire au maximum de personnes.
Le Voyage de Chihiro, manga japonais de Hayao Miyazaki, 2001.
La scène se déroule de 1h19mn50sec à 1h22mn00 sec.
Les mangas de Hayao Miyazaki sont particulièrement intéressants et bons, esthétiquement et humainement. Ils introduisent dans un univers en grand décalage sur bien des points avec nos références occidentales. Toutefois, ici, nous rencontrons une critique acerbe de la surconsommation, notamment au début. Chihiro, dix ans, s’apprête à emménager avec ses parents dans une nouvelle maison. Mais son père se trompe de chemin et la petite famille se retrouve face à un immense bâtiment rouge au centre duquel s’ouvre un long tunnel. Intrigués, ils y pénètrent, malgré les résistances de Chihiro. De l’autre côté du passage, les parents découvrent une ville inhabitée remplie de restaurants déserts mais pourtant remplis de mets succulents.
L’objet consommé se caractérise par une surabondance insensée : alors qu’il n’y a aucune personne invitée, la nourriture s’étale, toute prête. Cela signifie que si personne ne la mange, elle se dégradera très vite. Surtout, l’attitude de l’hyperconsommation, précisément les trois actes et leurs conséquences, sont ici idéalement illustrés (et implicitement critiqués) :
1. D’abord, les parents prennent. En effet, ils ne reçoivent pas l’aliment, mais ils s’en emparent, sans en avoir l’autorisation. « Aller, ne t’en fais pas. Mange, on paiera plus tard ! » D’ailleurs, à l’objection de Chihiro relative à l’absence d’autorisation, le père argumente en se plaçant au-dessus de la loi, signe, s’il en est, que le principe de plaisir a pris le dessus sur la loi, structurante : « Tu es avec papa, tu ne te feras pas gronder ». Pire, le père justifie sa transgression à partir du pouvoir de l’argent : « De plus, j’ai mon portefeuille et une carte de crédit ». Enfin, ils ont été conduits par leurs sens, conduits et même liés par eux. En effet, en arrivant sur l’esplanade supérieure, le père est attiré par son odorat. Puis, il n’est que regard. Appelant sa femme, celle-ci adopte la même attitude d’émerveillement démesuré : « C’est merveilleux ! » Les deux parents sont tellement subjugués qu’ils laissent Chihiro derrière eux, sans la regarder.
2. Ils consomment. Tout dit un acte compulsif conduit par le seul plaisir : « Tout cela est vraiment très appétissant » « Quelle merveille ! Chihiro, tu ne sais pas ce que tu rates ». En effet, le père se précipite (« Venez, vite ») : sa course est d’autant plus incompréhensible qu’il n’y a aucun client. Ensuite, la mère n’attend même pas de s’asseoir ensemble pour commencer à manger. De plus, le père ne s’alimente pas, il se jette sur l’aliment. En outre, le toucher (combler le vide) prime la finesse du goût : ils se remplissent au lieu d’en éprouver la saveur. Tout manque est annulé, synchronique (les joues du père sont déformées par la nourriture) et diachronique (les parents mangent sans discontinuer, sans s’arrêter). D’ailleurs leur attitude est imprudente : la mère ne connaît pas ce type de viande et pourtant en consomme. Enfin, le père engouffre un nombre phénoménal d’aliments, bien supérieurs aux besoins de son propre corps. Enfin, cette consommation se traduit par la laideur de l’engloutissement qui déborde.
3. Enfin, ils jettent. Quand elle retourne affolée vers ses parents, Chihiro les voit entourés de tombereaux d’ignobles détritus. Les somptueuses montagnes d’aliments ont laissé place à une accumulation d’ordures infectes. Cette salissure abjecte, loin d’être extérieure à l’hyperconsommateur, en est le prolongement. Aussi est-il éloquent que, tout de suite, la bouche paternelle, qui ressemble de plus en plus à une gueule, laisse déborder la sauce et ne sera finalement pas si différente du museau du porc.
4. Une première conséquence est la compulsion. Autant le sens du goût et du toucher sont convulsivement et compulsivement ouverts, autant l’ouïe, c’est-à-dire le sens de l’écoute de l’autre, est-elle comme anesthésiée : à Chihiro criant « Maman ! Papa ! » répond un silence assourdissant ou plutôt un bruit bestial de mandibules broyeuses et d’œsophages déglutisseurs.
5. Une deuxième conséquence est l’égocentrisme. D’abord, les parents n’entendent plus leur fille, son cri qui est plus encore d’inquiétude que de colère. Pourtant, la scène du début montrait l’importance que Chihiro jouait pour eux et tout le soin qu’ils leur prodiguaient. Le décalage est révélateur du narcissisme déshumanisant induit par l’hyperconsommation. Le dessin confirme, voire redouble cet égocentrisme en montrant les parents de dos : non seulement, ils tournent le dos à leur enfant, mais ils perdent le visage qui les rendait humain. De fait, nous ne nous apercevrons pas de toute de suite de leur animalisation (leur bestialisation).
6. Un dernier fruit négatif, inattendue et tellement vrai, est la transformation des parents en cochons, c’est-à-dire non seulement en ce qu’ils mangent mais en la manière même de se nourrir. Cette pédagogie brutale rejoint la leçon que Moïse a infligé aux Hébreux lors de l’épisode emblématique du veau d’or. La nourriture transformée en bien de consommation transforme le consommateur : ce n’est plus lui qui s’assimile l’aliment, c’est lui qui se laisse assimiler par l’aliment.
7. Il est enfin symbolique que toute la scène se déroule dans une ville-fantôme, une ville qui, à la nuit, est envahie par les ténèbres peuplées par des entités destructrices. L’idole, qui est un faux dieu, finit par assassiner l’idolâtre lui-même. D’ailleurs, le père n’est-il pas frappé et ne s’écroule-t-il pas au point que l’on craigne, un moment, qu’il soit mort ? En tout cas, le fouet qui l’a frappé signifie qu’il est désormais esclave ; mais il ne serait pas esclave de l’autre, s’il n’avait pas accepté d’asservir son âme à l’aliment – nouvelle attestation de son aliénante dépendance.
8. En contrepoint, Chihiro résiste à l’attitude compulsive des parents. C’est elle qui constate que le nombre de clients est inversement proportionnel au nombre d’aliments. De plus, elle argumente avec justesse : « Les gens du parc ne vont pas être contents ». Sans doute par intuition ; peut-être aussi du fait de la pureté et bientôt du courage qu’elle va manifester. Cette petite fille qui apparaissait si capricieuse fait preuve d’une liberté inattendue, surtout lorsqu’on sait l’attrait qu’exerce la nourriture sur l’enfant. Refusant de prendre, elle ne consomme ni ne jette. Par conséquent, elle ne se transforme évidemment, pas en cochon. Plus encore, c’est elle qui aura pour mission de sauver ses parents.
9. Le tout se déroule sur une bande-son significative : de poétique, voire rêveuse, au début, la musique s’accélère et se fait de plus en plus dramatique. Elle redevient harmonieuse lorsque la fillette visite la ville – non sans perdre sa tension inquiète.
Le Voyage de Chihiro, manga japonais de Hayao Miyazaki, 2001.
La scène se déroule de 1h19mn50sec à 1h22mn00 sec.
Le narrateur de Fight Club (Edward Norton) est un expert en assurances, spécialisé dans les accidents de voitures. Trentenaire célibataire désabusé, il souffre d’insomnie chronique et, plus encore, de son existence monotone. Il consulte un médecin qui refuse de l’assister par médication et lui suggère de participer à des thérapies de groupe contre des addictions et des maladies invalidantes. Le narrateur rejoint ainsi un groupe de victimes du cancer des testicules et s’aperçoit que se faire passer pour une victime lui permet de se sentir en vie et de soigner son insomnie rebelle. Il décide d’intégrer d’autres associations d’entraide. Il remarque alors qu’une femme, Marla Singer (Helena Bonham Carter), participe comme lui à toutes les thérapies de groupe. Incommodé par la présence d’un autre imposteur, il négocie avec elle pour qu’ils se répartissent les différentes séances hebdomadaires. Un troisième coup de tonnerre change définitivement son existence : revenant d’un voyage d’affaires, il fait la connaissance d’un charismatique vendeur de savon, Tyler Durden (Brad Pitt) qui lui laisse son numéro de téléphone à tout hasard. De retour chez lui, le narrateur découvre son appartement détruit par une explosion de gaz. Il décide de téléphoner à Tyler et les deux hommes se rencontrent dans un bar. Leur discussion sur le consumérisme amène le narrateur à se faire inviter chez Tyler pour y passer la nuit.
Ce film corrosif est intéressant parce qu’il illustre deux réalités actuelles : l’hyperconsommation brute et son contraire qui est une autre forme, subtile, de consommation.
La première scène se déroule avant la rencontre avec Marla. Pour soigner son mal-être, le héros va des Alcooliques Anonymes aux Outremangeurs Anonymes en passant par le groupe des Acheteurs Compulsifs. Autrement dit, la société d’hyperconsommation s’étend des réalités matérielles aux réalités spirituelles. Elle l’excuse : Edward Norton souffre d’un stress aigu (aujourd’hui, on parlerait de burn out) que la médecine ne sait pas soigner et qui se traduit par une insomnie rebelle qui le transforme en zombie. Elle montre aussi que le mécanisme est toujours la recherche de soi, narcissique et seulement affective. Elle en atteste enfin le caractère illusoire : la présence de l’autre bouscule sa narcose mensongère, ici l’apparition de la jeune femme, Marla Singer.
Dans la seconde scène, l’on voit que, pour sortir de l’illusion de la consommation comme cause du bonheur, la tentation est grande de passer par le contraire, c’est-à-dire la sobriété pour la sobriété.
Le diagnostic est indéniable. Après son apologue du duvet, Tyler Durden le résume en une phrase : « Nous croyons posséder les choses, mais ce sont les choses qui nous possèdent ». Cette formule choc déclenche une supernova dans la tête du narrateur. Tyler ajoute un élément clé : « Mais c’est toi qui choisis, mec ». Autrement dit, le passage de l’hyperconsommation à l’anticonsommation n’est pas automatique ; il suppose une décision. Ce changement, radical, est-il une libération ? La suite et surtout la fin du film (que je dévoile donc maintenant, émoussant une bonne partie de son intérêt pour celui qui veut le voir) montre que le réalisateur n’a pas cédé à l’illusion symétrique.
De prime abord, le narrateur devient enfin lui-même. Il laisse libre cours à ce qu’il désire être. En découvrant le combat jusque dans ses excès, il cesse d’être réactif, pour devenir proactif. En choisissant un mode de vie sans exigences consommatrices, il cesse d’être la proie d’une société prédatrice. En mettant à distance – non sans violence – son supérieur, il se fait enfin respecter.
Au fait, pourquoi le narrateur n’est jamais nommé – au contraire de tous les autres personnages principaux ? Un homme libre n’est-il pas quelqu’un qui dit « je », qui est donc doué d’une identité repérable ?
Certes, le narrateur ne vit plus sous le regard des autres, il vit maintenant sous son propre regard. Mais de quel regard s’agit-il ? Celui qui, enfin, l’unifie et donc le pacifie tout en l’ouvrant ? Ou celui celui d’une partie de lui-même, et de la partie refoulée qui est la plus violente. En termes freudiens, le narrateur a opté pour le ça contre l’idéal du moi, en termes platoniciens, pour le cheval noir, contre le cocher qui doit régler l’énergie des deux chevaux, noir (l’agressivité) et blanc (le désir), qui nous conduisent.
La deuxième vie du narrateur s’avère donc tout aussi narcissisique que la première – la destruction en plus : elle est négatrice de tout lien avec la société (anarchie) et avec l’autre (l’incapacité à reconnaître Marla) et, pire encore, fait exploser sa personnalité, la clivant en une pathologie d’ordre psychotique.
Into the Wild, biopic dramatique américain de Sean Penn, 2007. Tiré du roman éponyme de John Krakauer. Avec Emile Hirsch, Kristen Stewart, William Hurt, Vince Vaughn.
Nous considérerons tout le film avec une attention à la scène finale (19) : de 2 h. 5 mn. 45 sec. à 2 h. 15 mn. 10 sec.
Christopher Johnson McCandless (Emmanuel Hirsch), jeune de bonne famille, finit brillamment ses études à l’Université Emory d’Atlanta. Après s’être défait des 24.292 dollars de son compte courant, notamment en les brûlant, ainsi que de sa carte d’identité, il traverse tous les États-Unis pendant deux années, passant des champs de blé du Sud Dakota au Nouveau Mexique, par le Grand Canyon où il descend en kayak les rapides du Colorado, pour arriver en Alaska, aux pieds du mont Denali, l’un des sommets les plus impressionnants des Rocheuses. Là, trouvant refuge dans un vieil autobus de transport public de la Fairbanks, qui avait servi à héberger les ouvriers construisant la voie ferroviaire puis avait été abandonné, il vit 103 jours dans une absolue solitude, se nourrissant d’herbes et de racines, abattant un élan dont la carcasse attirera les loups, rencontrant un ours, etc. Soudain, le désir lui prend de revoir les siens ; en même temps, il avale par erreur des baies sauvages empoisonnées. Pourra-t-il survivre into the wild ?
Assurément, le film de Sean Penn est une critique de l’american way of life. Il nous raconte aussi l’histoire réelle vécue par un jeune homme. Ici s’entrecroisent deux fils. D’un côté, « Chris n’était pas un garçon comme les autres – écrit John Krakauer dans le livre d’où le film est tiré. Il était très égocentrique, obstiné. Mais il avait aussi de grands idéaux, un fort sens de la rectitude morale. Il croyait que sa mission dans la vie était celle d’abandonner la vie plus facile ». Il n’est pas sans rappeler la radicalité d’une Simone Weil. Comme elle, mais pour des raisons différentes, Chris mourra d’inanition (l’acteur lui-même a perdu 20 kilos sur 70). De l’autre, son histoire est blessée. Chris apprendra par hasard, à 18 ans, qu’il est bâtard. Pour cette âme éprise de pureté et de vérité, éclate brutalement en pleine lumière la duplicité du monde : si celui-ci n’est pas parfait, il ne peut qu’être diabolique. Dès lors, il doit quitter non seulement sa famille, mais cette société hypocrite, effacer toute trace de son passage et changer de nom.
Toutefois Chris n’est pas à ce point aveuglé qu’il ne sache qu’il brise le cœur de sa famille et, à tout le moins, de sa sœur. D’ailleurs, certains signes d’affection l’émeuvent ; il n’est donc pas clivé, sa liberté peut s’exercer. Dès lors, le film invite à une lecture éthique et spirituelle. Un critique de cinéma a suggéré que Chris ne ressemble pas au Christ seulement par son nom, mais aussi par son sacrifice. « Penn réussit à composer des images semblables à celles qui, dans l’iconographie religieuse, représentent la passion de Jésus. La mort d’un seul homme peut servir le repentir de tant d’autres ».
J’opterais pour une hypothèse plus nuancée, voire contraire. Quel choix pose Chris ? Il décide que ce que l’homme ne peut lui donner, la nature lui offrira. En choisissant la nature contre l’homme, il pose aussi un autre choix : contre le Dieu transcendant qu’on lui a enseigné. Mais ce n’est pas tout. Le film a pu agacer par son didactisme, la répétition ingénue de situations trop transparentes – l’affection du couple d’hippies, l’héritage de Ron, le vieil homme, etc. – qui sont autant de chemins visant à reconstruire l’image défaillante de la famille. Et si ces répétitions aveuglantes étaient, plus encore, des signes offerts par la Providence ? Mais les possibilités de la création sont finies, et notre capacité à les refuser tristement infinie. D’autant que chaque « non » endurcit le cœur. La générosité divine se fera de plus en plus pressante et présente ; mais elle ne peut et ne veut que frapper à la porte (Ap 3,20). Alors, Chris prendra conscience de son enfer-mement et reconnaîtra son besoin de dépendance, donc de salut, quand il écrira sur son journal : « Il n’y a de bonheur que partagé ».
Mais s’il a refusé de se donner gratuitement aux autres, c’est d’abord parce qu’il s’est refusé à recevoir gratuitement. Alors que la majorité du film montre un Chris indépendant jusqu’à l’ingratitude, nous le voyons progressivement touché, notamment par la générosité de Ron. Aussi l’ultime expérience du jeune aventurier est-elle celle de la gratitude et même de la gratitude redoublée, remerciement envers Dieu et demande de bénédiction pour les autres : « J’ai eu une vie heureuse et en remercie [thanks] le Seigneur. Puisse Dieu bénir tous [May God bless all] ! »
La première interprétation est sociologique. L’on sait que Sean Penn est une personnalité médiatique « engagée » contre les guerres qui ensanglantent le monde et l’épuisement écologique de la planète. À son image, Chris se révolte contre l’american way of life. Vivant aux marges de la société, il rencontre les marginaux. Derrière ce comportement sociologique se dit aussi une psychologie. La raison est clairement énoncée. De prime abord, le couple des parents de Chris s’aimait assez pour fonder ensemble une petite entreprise, après que le père (William Hunt) eut cessé de collaborer à la Nasa pour lancer les premiers satellites artificiels. Certes, les relations entre les parents se détérioraient et il était régulièrement question de divorce, mais la menace ne passait jamais à l’acte. La raison de la rupture de Chris est ailleurs. Durant un voyage en Californie, Chris – qui a 18 ans – apprend que son père avait épousé une autre femme de laquelle il avait eu un fils – cela, après sa naissance. D’un coup, pour cette âme éprise de pureté et de vérité, éclate la duplicité du monde : si le monde n’est pas idéalement parfait, il ne peut qu’être diabolique. Dès lors, il ne peut que quitter non seulement sa famille, mais aussi cette société hypocrite où les personnes doivent adhérer à des règles en renonçant à leurs aspirations et leur identité. Voilà pourquoi il éprouve le besoin d’effacer les traces de son passage, de changer de nom (optant pour celui d’Alexander Superstramp). Tout n’est pas dit. L’interprétation que donne John Krakauer dans son livre éponyme entre enquête journalistique et roman d’aventures, éclaire ainsi la personnalité de son héros : « Chris n’était pas un garçon comme les autres. Il était très égocentrique. Il était obstiné. Il était impétueux. Mais il était aussi un pur de cœur. Il n’acceptait pas les compromis. Il avait de grands idéaux, un fort sens de la rectitude morale. Il croyait que sa mission dans la vie était celle d’abandonner la vie plus facile ». En effet, s’il est exigeant jusqu’à l’excès pour les autres, il l’est encore davantage à l’égard de lui-même : Chris n’évoque-t-il pas « l’usurpateur en lui » ? Comment ne pas se rappeler des personnages aussi radicaux que Simone Weil ? Comme elle, mais pour des raisons différentes, Chris mourra d’inanition – Sean Penn ayant demandé à l’acteur de perdre 20 kilos (sur ses 70). Chris est-il une image du Christ ? Telle est l’interprétation suggérée par La Civiltà Cattolica à propos du sacrifice imposé à l’acteur : « Penn réussit à composer des images semblables à celles qui, dans l’iconographie religieuse, représentent la passion de Jésus, à laquelle il semble vouloir confier l’espérance que la réflexion sur la mort d’un seul homme peut servir le repentir (et pourtant au salut) de tant d’autres ». Pour ma part, j’opterais plutôt pour l’hypothèse opposée. Partons d’un fait. De prime abord, le film agace par son didactisme, la répétition ingénue de situations trop transparentes : la rencontre avec Wayne Westerberg (Vince Vaughn), l’affection du couple d’hippies d’un certain âge (Brian Dierker et Catherine Keener), l’intimité avec Tracy Tatro, la jeune de seize ans amoureuse de lui (Kristen Stewart ; oui elle-même !), l’adoption et l’héritage proposés par le vieil homme, Ron (Hal Holbrook). Comment le spectateur ne lira-t-il pas dans les figures mises en scène autant de possibilités offertes pour reconstruire l’image défaillante du père et de la famille aux yeux de Chris ? Mais l’explication psychologique ne suffit pas à excuser Chris. Il n’est pas à ce point aveuglé qu’il ne voit qu’il brise le cœur des siens. Et, pour se justifier, il nie la souffrance de sa sœur, Carine (Jean Malone). N’éprouve-t-il pas une émotion quand il est fait héritier ? Cette émotion ne circule-t-elle pas ? Si le jeune homme n’est pas insensible, il n’est donc pas totalement clivé. Il demeure assez libre pour faire des choix qui l’engagent et donc convoquent sa responsabilité. Quel choix pose-t-il ? Chris décide que, ce que l’homme ne peut lui donner, la nature lui offrira ; ce que le lien humain, abusif, a déçu, l’harmonie avec la nature sauvage (et ceux qui s’identifient à elle comme les hippies) l’obtiendra. En choisissant la nature contre l’homme, Chris a aussi posé un autre choix qui est une fermeture : contre le Dieu transcendant qu’on lui a enseigné. Au début de chaque journée, l’Église invite à chanter : « Aujourd’hui […], ne fermez pas votre cœur » (Ps 95,7-8). Revenons aux répétitions aveuglantes : si elles étaient l’un des thèmes du film ? Elles sont autant de signes déposés par la Providence sur son chemin : Dieu ne cesse de nous rejoindre en nous proposant ces coïncidences qui riment avec sens. Mais les possibilités de la création sont finies et notre capacité à les refuser tristement infinie. D’autant que chaque « non » endurcit plus le cœur et rend irrévocable le choix (ce que la montée vers des contrées de plus en plus âpres et solitaires symbolise). La générosité divine se fera de plus en plus pressante et présente. Jusqu’à ce que ce jeune homme épris d’absolu, saura, enfin, prendre conscience de son enfer-mement et reconnaître son besoin de dépendance, donc de salut. Les larmes aux yeux, il écrit dans un de ses livres : « Il n’y a de bonheur que partagé [Happiness only real whe share] ». N’avait-il pas lu dans Tolstoï : « Mon idée de bonheur, l’amour du prochain » ? Dès lors apparaît une autre clé de lecture : la gratitude. Si Chris a si obstinément refusé de se donner gratuitement aux autres, c’est d’abord parce qu’il s’est refusé à recevoir gratuitement. Le film s’ouvre sur l’ingratitude sauvage de Chris : nous voyons le vieil homme, dont nous découvrirons au terme qu’il lui offre tout, le conduire au pied de la dernière étape, lui offrir des biens de survie indispensables – autant d’actes auxquel le jeune homme ne répond pas, ne remercie pas. Longue est la liste de ses dénis : « Ils t’ont aimé, cela se voit », dit le premier couple rencontré à propos de ses parents. La raison de cette ingratitude souveraine en est clairement indiquée par Chris : il cherche « la liberté absolue » ; or, celle-ci est synonyme d’indépendance : il ne veut avoir besoin de personne. Tout au contraire, la gratitude est l’acte par lequel la personne répond au don gratuitement offert par l’autre. Toutefois, il serait trop court d’en rester là. Chris n’est pas un libertaire centré sur sa jouissance. S’il quitte chacune des personnes rencontrées lui proposant de s’installer et opte pour l’exode permanent, s’il se propose des défis toujours plus élevés, s’il critique les personnes rencontrées pour leur sédentarisme, c’est que son cœur est avide de se nourrir d’expériences nouvelles. Voilà pourquoi admettre que la vie soit gouvernée par la (seule) raison, c’est renoncer à la vie. Mais, une nouvelle fois, cette recherche commence par soi et finit par soi : Chris ne la doit à personne et ne la communique à personne. Pourtant, peu à peu, germe l’attitude contraire. Face à tant de signes gratuits, le cœur de Chris – qui est endurci, mais non pas dur – est secrètement touché. Lorsque Ron lui propose de l’adopter, il répond : « Merci » (c’est la deuxième fois dans le film), et ajoute : « On en reparle quand je reviens ». Un moment, Ron s’autorise à lui dire, avec autant d’autorité que de douceur : « Tu as des problèmes avec ta famille, avec Dieu. Mais il y a quelque chose de plus grand que nous que l’on peut nommer Dieu. Quand on pardonne, on aime. Et quand on aime, Dieu répand sur nous sa lumière ». Or, au même instant, les nuages du ciel jusque lors voilé, s’écartent et jaillit un splendide éclair de lumière qui brille sur le visage de Chris. Prend-il alors conscience qu’il lui faut enfin pardonner à ce père défaillant ? Un autre moment, seul, absolument seul dans l’Alaska, contemplant des ?? passer, Chris laisse les larmes lui montr aux yeux. Aussi l’ultime expérience du jeune aventurier est-elle celle de la gratitude et même de la gratitude redoublée, remerciement envers Dieu et demande de bénédiction pour les autres : « J’ai eu une vie heureuse et en remercie [thanks] le Seigneur. Puisse Dieu bénir tous [May God bless all] ! »
Les évadés (The Shawshank Redemption), drame carcéral américain de Frank Darabont, 1994. Avec Tim Robbins et Morgan Freeman.
La scène se déroule de 1 h. 4 mn. 10 sec. à 1 h. 9 mn. 45 sec.
Andy Dufresne (Tim Robbins), ancien vice-président d’une banque de Portland, est accusé du meurtre de sa femme et de son amant. Il se retrouve incarcéré dans une des pires prisons des États-Unis, Shawshank, où il est livré au sadisme de son directeur tout-puissant. Il noue amitié avec Ellis Boyd « Red » Redding (Morgan Freeman). Pourtant, Andy clame son innocence. Dans la scène ici sélectionnée, nous retrouvons Andy au moment où il a reçu, après une endurance digne d’éloges, plusieurs cartons de livres et de disques – du jamais vu à Shawshank, où la culture se réduit à quelques vieilles pellicules, toujours les mêmes, dont l’une a d’ailleurs donné son titre, si révélateur, à la nouvelle de Stephen King qui a inspiré le film : Rita Hayworth and Shawshank’s Redemption. Soudain, une impulsion presque irrésistible invite Andy à écouter le passage de l’un des disques.
La prison de Shawshank pourrait être considérée comme un concentré de la société d’hyperconsommation : monde de routine et d’aliénation où l’on est à l’affût du moindre plaisir éphémère, où le travail n’a d’autre sens que la détente qui lui succède. Même le gardien consomme la revue qu’il feuillette machinalement aux toilettes.
En regard, Andy, lui, goûte ce sublime passage de l’opéra de Mozart, Les Noces de Figaro . Loin de le réduire à un objet de consommation, il l’honore comme une réalité objective, comme une œuvre artistique, bonne et belle. Loin de consommer, il contemple. Il a conservé pure sa capacité d’émerveillement. Et, lorsque le directeur le menace, il augmente le son, non pas tant par goût de la provocation que pour couvrir le son de ses cris.
Cette attitude extérieure répond à une attitude intérieure : la liberté. Mais celle-ci n’est pas l’indifférence du sage stoïcien ou du moine bouddhiste. C’est la liberté de celui qui sait accueillir le bien. Et tel est sans doute, avec l’espoir, le thème central de ce puissant drame carcéral : la liberté qui n’est pas d’abord conquise en dehors du pénitentier, ne le sera pas au dehors.
Plus encore, anticipant ce que dira le prochain chapitre, ce bien fait signe vers un don. Déjà, Andy est celui qui offre ce concert improvisé à tous les prisonniers. Dans leur attitude non seulement stupéfaite, mais quasi religieuse (tête levée, regard à la recherche d’une source impalpable), ceux-ci montrent qu’ils reçoivent cette musique comme un cadeau inouï. Elly commente : Plus encore, pour Andy, la musique devient le symbole de l’au-delà de la prison que tout s’efforce de tuer dans les âmes : « C’est ça la beauté de la musique, on ne peut pas te l’enlever. […] C’est ici que cela a le plus de sens. On en a besoin pour ne pas oublier. Ne pas oublier qu’il y a des endroits dans le monde qui ne sont pas faits de murs de pierre, qu’il y a quelque chose en nous qu’il ne peuvent atteindre, toucher. L’espoir ». Qu’il paraît mesuré, humain, d’abandonner tout espoir : « Ne rêve pas. Les choses sont comme ça », ainsi que l’affirme Wood, l’un des prisonniers qui, une fois libéré, a fini par se pendre. En refusant la désespérante option (vivre en prison ou mourir), Andy brise le cadre étroit du fini, par la médiation
Andy ne se contente pas d’écouter, il garde, il intériorise et fait mémoire de ce bien qu’est la beauté. C’est ce que la deuxième partie appellera la loi d’intériorisation du don. Voilà pourquoi, lorsqu’il revient, au prisonnier qui lui dit qu’il est fou d’avoir accepté quinze jours de mitard (« Un jour au mitard, c’est un an de ta vie »), il répond qu’il y était avec Mozart, et son doigt touche sa tête, c’est-à-dire sa mémoire.
Enfin, loin de garder ce bien pour lui, Andy le partage avec les autres, avec tous les autres. Et nous verrons au terme que le propre de la gratitude est de transformer le don reçu en don offert.
Cinema paradiso, drame italien de Giuseppe Tornatore, 1988. Avec Philippe Noiret et Jacques Perrin.
Scène 15 : de 1 h. 50 mn. 30 sec. ou 1 h. 52 mn. 30 sec. à la fin.
Depuis 30 ans qu’il a quitté Giancaldo, le village de Sicile dont il est originaire et où il n’est plus jamais revenu, Salvatore Di Vita (Jacques Perrin) vit à Rome où il est devenu un cinéaste célèbre. Un soir, il reçoit un appel lui annonçant la mort d’un certain Alfredo (Philippe Noiret). Pendant la nuit, toute son enfance lui revient en mémoire : dans les années quarante, celui qu’on surnommait alors Totò partageait son temps libre entre l’église où il est enfant de chœur et la salle de cinéma paroissiale (qui s’appelle Cinema Paradiso), où régnait Alfredo, le projectionniste. Don Adelfio est à la fois curé, gérant de la salle de cinéma et comité de censure qui fait couper par Alfredo chaque scène qu’il juge « impudique » (un baiser suffit !). Fasciné par le cinéma, Totò apprend de son ami projectionniste qui lui enseignera toutes les ficelles du métier. Devenu adolescent, il tombe amoureux d’Elena, fille de bourgeois aisés. Mais ses parents n’apprécie pas l’idylle de leur fille avec ce garçon pauvre. Après son service militaire, alors qu’Elena est partie sur le continent, il retrouve Alfredo qui, confiant dans ses dons artistiques, lui conseille d’abandonner la Sicile pour toujours et partir à Rome. Retour au présent : si Salvatore est devenu un réalisateur riche et célèbre, il est insatisfait de sa vie privée et demeure hanté par le souvenir de son grand amour de jeunesse. Décidant d’allernir à l’enterrement d’Alfredo, il revient en Sicile. Mais c’est pour assister impuissant à la démolition du Cinema Paradiso (symbolique de la crise traversée par le cinéma italien). La veuve d’Alfredo lui remet toutefois une bobine de film laissée en héritage pour Salvatore. Rentré dans la Ville éternelle, il la visionne aussitôt, intensément ému, ne pouvant imaginer le message posthume que lui lègue Alfredo.
Le projectionniste a eu l’idée de regrouper tous ces rushs pour en faire un unique film.
Pourquoi cette scène a-t-elle tant ému que certains en ont fait de la plus belle du cinéma ? Y voir la victoire de la liberté sur la censure ecclésiastique serait idéologique et juger hier à partir d’aujourd’hui, la très religieuse et très méditerranéenne Italie du Sud à partir de la froide France dite des Lumières. Y lire une puissante attestation symbolique de l’immortalité du cinéma, alors que tout semble signifier son écroulement, serait juste, mais insuffisant.
Cette attitude extérieure répond à une attitude intérieure : la liberté. Mais celle-ci n’est pas l’indifférence du sage stoïcien ou du moine bouddhiste. C’est la liberté de celui qui sait accueillir le bien. Et tel est sans doute, avec l’espoir, le thème central de ce puissant drame carcéral : la liberté qui n’est pas d’abord conquise en dehors du pénitentier, ne le sera pas au dehors.
Il ne faudrait pas oublier son contenu qui est un formidable hommage rendu à l’amour humain Parce que l’héritage d’Alfredo parle de l’amour humainement le plus grand et le plus achevé, celui de l’homme et de la femme, dans le geste qui conjugue la communion la plus grande et la visibilité la plus chaste, à savoir le baiser (en-deça, le geste est commun à d’autres formes d’amour ; au-delà, il transforme le spectateur en voyeuriste).
Mais il y a plus. Cette scène est guérissante. Alors que Salvatore n’a pas pleuré à l’enterrement, Totò se met à pleurer en regardant la bobine. Est-ce lié à ce qui est représenté ? Il est permis d’en douter : cinéaste, il connaît ces scènes par cœur, il les a visionnées de multiples fois ; adulte, il n’a plus la sensibilité romantique du jeune ; vivant à une époque autrement libérée que la sienne, ces scènes ne peuvent plus présenter la saveur du fruit défendu. Ces scènes d’amour vues alors qu’il vivait encore à Giancaldo font resurgir son amour perdu. En partant à Rome, certes, il obéissait au conseil d’Alfredo, mais il fuyait son grand chagrin d’amour dont il est demeuré depuis toujours inconsolé. Mais le retour de ce souvenir si douloureux ne saurait le consoler ; pire, il ne pourrait que lui donner l’impression d’un immense gâchis sentimental.
Car enfin, ce cadeau d’Alfredo contient beaucoup plus, il contient le trésor immense de ces années siciliennes où, avec sa mère et sa sœur, il attendait en vain le retour de son père envoyé combattre sur le front russe : dans ce don s’attarde tout l’amour gratuit, inconditionnel, jamais démenti, de cette figure paternelle de substitution qui, malgré l’éloignement et l’ingratitude de Totò, n’a cessé de penser à lui et de l’aimer. Tout présent authentique porte en lui, symboliquement, la présence du donateur. Les larmes bienfaisantes qui coulent sur le visage de Salvatore sont des larmes de gratitude.
Will Hunting, comédie dramatique américaine de Gus Van Sant, 1997. Avec Matt Damon, Robin Williams, Ben Affleck et Minnie Driver.
La scène se déroule de 1 h. 42 mn. 50 sec. à 1 h. 46 mn. 20 sec.
Pour une critique complète du film, je renvoie au site : xxx. Il est notamment intéressant d’analyser la scène de 1 h. 30 mn. 57 à 1 h. 33 mn. 23.
Will Hunting (Matt Damon) mène une triple vie : il travaille comme balayeur dans la prestigieuse Université d’Harvard ; le reste de la journée, il joue au mauvais garçon avec ses trois amis, buvant, draguant et se bagarrant ; la nuit, il résout à l’insu de tous et avec une facilité déconcertante des problèmes résistant aux scientifiques de plus haut niveau. Cet immense gâchis – à quoi on peut lui adjoindre : la violence physique et psychique, la solitude (Will choisit ses amis pour éviter de se confronter à lui-même), le désespoir – suffit à dire l’homme blessé. La cause est aussi tragique que banale : orphelin, battu par un beau-père ivrogne, il fut placé dans des maisons de correction qui n’ont jamais rimé avec éducation. Toutefois cette histoire meurtrie n’explique pas tout. Will se blesse par ses mécanismes de défense, notamment l’attitude victimaire ou l’intellectualisme par lequel il manipule successivement cinq « psys ». Mais la raison la plus profonde gît dans sa culpabilité : méprisant ses talents inouïs, n’est-il pas l’unique artisan de son propre malheur ? Trois personnes vont bouleverser sa vie : Jerry, un génial mathématicien, Skylar, une jeune étudiante et Sean, un psychologue hors du commun (Robin Williams). Du premier, il recevra la reconnaissance de son talent, de la deuxième l’assurance de son amabilité, et du troisième un chemin de reconstruction, lui aussi sur fond d’estime sans restriction. Arrêtons-nous sur l’un des moyens (les autres seront déployés à l’occasion des prochains films) : l’issue hors de la culpabilité auto-destructrice. Elle se produit dans une scène bouleversante, la plus belle du film, par la manifestation d’un amour inconditionnel.
Sean sort d’une dispute dramatique avec Jerry qui lui reproche de desservir sa cause et, à cette occasion, l’accuse de jalouser sa réussite. C’est alors qu’arrive Will pour sa séance : il est témoin de la fin du conflit entre ses deux figures paternelles.
Sean est au plus mal : non seulement Jerry remet en question l’efficacité de son traitement, mais il suspecte la pureté de son intention. Eminemment vulnérable, une fois seul avec Will, il refuse la solution facile de la justification ou de l’accusation de Jerry. En quelques mots, Sean raconte son histoire, étrangement et tristement semblable à celle de Will : son père était un alcoolique qu’il provoquait pour qu’il ne frappe pas sa mère ou sa sœur.
Par l’humilité, cette faiblesse devient vulnérabilité. « Je ne sais pas grand chose, ajoute Sean. Mais je peux te dire que cette merde [la vie actuelle de Will], ce n’est pas de ta faute ». Alors, il se tourne vers le jeune homme. Et il va lui répéter cette phrase décisive : « Ce n’est pas ta faute ». Pas moins de dix fois. Au début, le jeune homme concède, en haussant les épaules ; puis, il résiste ; enfin, il s’effondre en larmes dans les bras de Sean. La scène d’après, on voit Will prendre la décision d’accepter un véritable travail, puis de revoir Skylar (en l’amour de qui il ne pouvait pas croire). Le fruit de la transformation atteste le début de la reconstruction.
On pourrait s’étonner de l’efficacité d’une parole non seulement répétée, mais évidente : Will est trop lucide pour ignorer qu’il n’est en rien coupable. Cependant, le savoir qui libère n’est pas une information neutre, froide (« Mon père m’a haï »), donc coupée de la blessure, mais est expérimentale, contournant les résistances si profondes interdisant de connecter, réconciliant cognitif et affectif, sensible et spirituel. Cette connaissance du cœur est reconnaissance d’un déjà-su, mais enfoui dans la chair et le sang. Or, l’insistance douce, plus efficace que tout discours, permet de passer de la première à la seconde forme de connaissance. Que Sean s’engage, âme (par la parole) et corps (par son approche pas à pas), refusant la distance faussement respectueuse du froid connaître, appelle Will à jeter tout son être dans l’accès à la vérité (« Regarde-moi, petit [XXXXXXXXX] »). Sean multiplie les canaux sensoriels : vue, ouïe, toucher enfin. De même que Sean consent au risque du corps à corps qui peut aussi bien être violent qu’aimant, de même Will est convoqué à courir le péril de dissoudre irréversiblement ses défenses si soigneusement édifiées.
De son côté, Will passe successivement par les sentiments déjà notés : la tristesse, la crainte, la violence, le désespoir. Jusqu’au moment où, cette dernière imposture démasquée, il peut enfin entrer dans la vérité sur lui-même : non plus savoir mais éprouver combien sa culpabilité suicidaire l’empêchait de développer son talent et de rencontrer ce qui sera peut-être le grand amour de sa vie. Désormais les émotions qui déchiraient et émiettaient sa vie sont contenues par l’amour inconditionnel d’un thérapeute. Vulnérable et empathique, il garde toutefois sa place de psy en nommant le mal : la honte.
Si toute personne blessée n’est pas géniale comme Will, elle cache pourtant un don qui ne fructifie pas totalement. Le « Mozart qu’on assassine » n’est pas seulement victime, il est, involontairement, victimaire, c’est-à-dire son propre meurtrier par sa culpabilité.
Lion, biopic américano-britannico-australien de Garth Davis, 2016. Adaptation du roman éponyme du héros, Saroo Brierley. Avec Dev Patel, Nicole Kidman, David Wenham. Est nominé aux Oscars 2017 du meilleur film, du meilleur acteur dans un second rôle pour Dev Patel, de la meilleure actrice dans un second rôle pour Nicole Kidman, du meilleur scénario adapté, de la meilleure photographie et de la meilleure musique de film.
Si, une fois n’est pas coutume, nous considérons tout le film, nous nous centrons surtout sur la dernière scène et le générique.
1986. Saroo (Sunny Pawar), cinq ans, forme, avec sa mère, Kamla (Priyanka Bose), son grand frère, dix ans, Guddu (Abhishek Bharate), et sa petite sœur, un bébé nommé Shekila (Khushi Solanki), une famille très pauvre et unie, qui vit de petits boulots et de débrouillardise, dans le village de Ganesh Talai, à Khandwa dans l’État du Madhya Pradesh, dans le centre de l’Inde. Guddu doit partir dans une autre ville pour la moisson. Très attaché à son grand frère, Saroo insiste pour partir avec lui et l’aider. Se sentant responsable de Saroo, Guddu y consent. Ils prennent le train et arrivent en pleine nuit dans une gare inconnue de Saroo. Alors que Guddu demande à son petit frère de l’accompagner pour son travail, celui-ci, très fatigué, le supplie de le laisser dormir ; il finit par accepter de le laisser tout seul, en lui demandant d’attendre sur un banc dans la gare. Réveillé par des bruits qu’il juge inquiétants, Saroo est pris de panique, cherche Guddu dans toute la gare et finit par se réfugier dans un train à l’arrêt où il s’endort.
Le bruit du train en marche le réveille : le train roule. Les voitures sont vides et les portières bloquées. Ce n’est qu’à l’arrivée en gare de Howrah à Calcutta, au Bengale-Occidental, à 1600 km. de son point de départ, que les portières s’ouvrent enfin pour laisser des passagers monter. Saroo sort enfin de ce train où il est demeuré enfermé 29 heures. Dans cette ville tentaculaire et très dangereuse, personne ne s’intéresse à ce petit garçon seul comme tant d’autres, ni ne le comprend : sa langue est l’hindi, celle de Calcutta, le bengali. Il erre en compagnie d’autres enfants, échappant de peu à un enlèvement par des adultes aux desseins malveillants, sous la complicité de la police. Il est repéré par une jeune femme, Noor (Tannishtha Chatterjee), qui l’accueille et le nourrit avec gentillesse, mais s’avère être de connivence avec un homme qui se livre à de sombres trafics. Mû par son instinct de survie, Saroo s’enfuit. Il est finalement recueilli par un orphelinat sordide, Liluah, où les enfants sont enfermés derrière des fenêtres à barreaux et réintègrent leur dortoir la nuit en pleurant, tandis que des adultes y pénètrent, suggérant un réseau pédophile s’exerçant en tout impunité. Mais une femme qui visite l’orphelinat s’intéresse à Saroo et trouve un couple d’Australiens de Hobart, en Tasmanie, John (David Wenham) et Sue Brierley (Nicole Kidman), qui acceptent d’adopter Saroo. En un an, il apprend l’anglais et s’initie sans difficulté à cette nouvelle culture, entouré de ces deux parents aimants.
Nous retrouvons Saroo Brierley (Dev Patel, découvert dans Slumdog Millionnaire), 20 ans plus tard. Devenu un homme doux et beau, il est parfaitement intégré à la société australienne, fait la joie de ses parents adoptifs, à l’inverse de son autre frère adoptif, Mantosh (Divian Ladwa), asociable et violent. Il part faire des études d’hôtellerie et se lie avec une australienne, Lucy (Rooney Mara). Toutefois, des bribes de souvenir et la pensée de l’inquiétude de sa mère le tourmentent. Mais comment la retrouver ainsi que ce grand frère si aimé ? Et comment l’aide du logiciel Google Earth peut-il l’aider : « Il faudrait une vie pour passer en revue toutes les gares de l’Inde » ? Et à y passer la vie, ne risque-t-il pas de perdre ceux qui l’aiment en Australie ?
Si nous ne sommes pas prévenus par les spectateurs, les critiques ne manquent pas de nous le dire : faites provision de Kleenex, Lion est le film aux mille émotions. Un exemple entre beaucoup. « Le film est un mélo dickensien pas possible : le truc, inspiré d’une histoire vraie, vous essore dans tous les sens et vous ne pouvez pas faire grand-chose à part vous éponger le visage avec des serpillières ultra-absorbantes », écrit Didier Péron, critique à Libération, le 21 février 2017, ajoutant que « Gareth Davies est attentif à ne pas manipuler trop grossièrement le spectateur, au vu de la densité en sucre rapide mélodramatique que contient ce récit ». On ne sait si le Français craint plus l’émotion ou la manipulation…
En réalité, les émotions peuvent enfermer ou enchanter.
Démesurées, elles sont toxiques. Le drame du petit garçon est par exemple l’effet d’une série d’émotions incontrôlées. Aveuglé par son affection ou culpabilisé de ne pas assez bien en prendre soin, Guddu cède à la pression de Saroo. Trop fusionnel avec son grand frère ou jaloux de sa force, le petit garçon se dissimule ses limites et s’endort. Pris par la panique et angoissé par la solitude, le petit Saroo prend la mauvaise décision : dormir dans la fausse sécurité d’un train vide.
Cette hubris (disproportion) n’échoue pas sur les rivages de l’âge adulte. Traumatisé par son passé, Saroo cherche compulsivement le village de son enfance, délaisse Lucy, l’amour de sa vie, et abandonne même Sue, sa mère australienne. En colère contre l’autre fils adoptif des Brierley qu’il aime pourtant comme un frère et comprend comme un compagnon de galère, Saroo l’agresse injustement au nom de la souffrance démesurée qu’il inflige à sa mère. De son côté, impuissante face aux comportements hyperviolents et autodestructeurs de Mantosh, Sue sombre dans la dépression.
Même l’amour, ou plutôt son excès, peut scotomiser l’esprit. De fait, les différents protagonistes sont souvent enferrés dans des relations de sauvetage, comme les deux derniers exemples l’attestent ; voire ces scénarios sauveteurs cascadent et s’amplifient : Kamla demande à Guddu de garder Saroo qui lui-même doit prendre soin de sa petite sœur. Et Saroo adulte cherche autant à sauver Sue que Mantosh.
Mais la passion (pathos, en grec) n’est pas nécessairement pathologique. Affirmons-le contre le bouddhisme et sa version occidentale qu’est le stoïcisme. Maîtrisée, canalisée ou plutôt intégrée, l’émotion est porteuse de lumière (vérité), de chaleur (bonté) et même d’irradiation (beauté). Continuons à en offrir des illustrations à l’école de Lion.
Miracles du Ciel (Miracles from Heaven: A little Girl, Her Journey to Heaven and Her Amazing Story of Healing), biopic dramatique américain de Patricia Riggen, 2016, tiré du roman éponyme de l’héroïne, Christy Beam, 2015. Avec Kylie Rogers, Jennifer Garner, Martin Henderson, Queen Latifah.
La scène (chap. 11) se déroule de 1 h. 30 mn. 32 sec. à 1 h. 36 mn. 43 sec.
Dans la ville de Burleson, au centre du Texas, Anna Beam (Kylie Rogers), 10 ans, vit heureuse, au milieu de sa mère, Christy (Jennifer Garner), de son père, vétérinaire, Kevin (Martin Henderson) et de ses deux sœurs, l’aînée, Abbie (Brighton Sharbino), et la benjamine, Adelynn (Courtney Fansler), et aussi très entourée par la communauté croyante de leur ville, conduite avec dynamisme, par son pasteur, le Révérend Scott (John Carroll Lynch). Un jour, la jeune fille tombe malade d’une pathologie que les médecins peinent à comprendre, jusqu’au jour où ils l’identifient : il s’agit d’une pseudo-obstruction intestinale chronique (POIC), une maladie très rare de la motilité gastro-intestinale qui rend le patient incapable de manger. Christy décide d’emmener Anna consulter le meilleur spécialiste américain, le Dr. Nurko (Eugenio Derbez), qui se trouve à l’hôpital pédiatrique de Boston. Toutefois, malgré toute sa compétence, celui-ci ne peut rien pour la petite fille qui souffre toujours davantage. En perdant de plus en plus l’espoir que sa fille retrouve la santé, Christy, qui l’accompagne héroïquement dans la grande ville, perdaussi la foi, plonge dans la tristesse, tout en étant toujours plus éloignée des membres de sa famille. La situation est de plus en plus tragique…
Ce film très émouvant et admirablement interprété, d’autant plus attachant qu’il raconte fidèlement une histoire vraie, donne à voir la gratitude, précisément combien la conscience détaillée des dons est nécessaire à la gratitude.
Au point de départ, Christy est une femme heureuse, goûtant pleinement sa vie d’épouse, de mère et de croyante. Pleinement ? Comment ne pas noter sa tendance à tout contrôler et donc à craindre tout ce qu’elle ne maîtrise pas ? Or, une crainte aussi permanente coexiste difficilement avec la sérénité imprenable de l’espérance.
Sa foi va être très sérieusement éprouvée (« J’ai perdu la foi »). Avant tout, bien entendu, son cœur de mère est de plus en plus broyé par la douleur sans cesse croissante de sa courageuse petite fille ; et il sera définitivement brisé lorsqu’elle entendra sa chère Anna lui déclarer qu’elle préfère mourir et aller au paradis plutôt que continuer à souffrir ainsi (« Quand Anna est tombée malade, je n’ai pas compris. Pourquoi cette petite fille dévouée et aimant Dieu subit ça ? J’étais désespérée. Je me sentias seule. J’étais fâchée que nos prières restent sans réponse »). Mais elle est aussi ébranlée par le corps médical : femme très droite, Christy ne supporte pas les discours faussement rassurants ou prétendument compétents. Enfin, une autre grande cause de sa révolte provient du discours maladroitement culpabilisant du pasteur, relayé par la communauté, selon la logique suivante : Dieu est tout-puissant autant qu’aimant ; si, malgré la prière, Anna continue à être malade, quelqu’un doit être responsable, Christy, Kevin ou Anna elle-même. Refuser cette interprétation, n’est-ce pas récuser la foi qui la sous-tend ? Kevin, avec plus de recul, se dérobe à cette corrélation erronée, qui noue nécessairement le mal de la peine et mal de la faute, et subordonne Dieu à nos humaines logiques de réussite. Quoi qu’il en soit, Christy vit dans une tristesse grandissante qui l’assombrit, l’affaiblit et surtout l’isole (« Je me croyais seule »).
Jusqu’au jour où Dieu se révèle à elle de la manière la plus bouleversante : non seulement en sauvant sa petite fille de la mort, mais en la guérissant définitivement de sa maladie. Il fallait un signe indubitable pour qu’un esprit aussi contrôlant et révolté reconnaisse avec évidence l’action divine. Dieu lui parle donc le langage que Christy peut entendre : la guérison d’une maladie incurable – au point que, même les personnes non concernées, dont rien ne dit qu’elle sont croyantes, reconnaissent elles-mêmes le miracle.
Mais le plus grand miracle ne réside pas, mais dans le retour de Christy à la foi – ce qu’atteste sa gratitude. En effet, les yeux de la jeune femme s’ouvrent et elle reconnaît (aux deux sens du terme) les multiples miracles qui l’ont conduit jusqu’à sa conversion qui est une nouvelle naissance. Voilà pourquoi le titre parle de « miracles » au pluriel.
« J’ai perdu la foi. À cause de ça, je n’ai pas vu ce qui m’entourait. D’après Einstein, il y a deux manières de vivre. L’une est de voir un miracle en rien, et l’autre est de voir un miracle en tout. J’ai manqué tant de choses. Les miracles sont partout ». Prenons Christy au pied de la lettre et reparcourons son histoire à cette lumière rétrospective – une histoire de grâces en attente de gratitude –. « Si l’on est attentif, on peut en voir tout au long du film », explique la productrice – une fois n’est pas coutume, je vais citer les bonus…
Commençons par le don le plus patent, du moins pour le croyant, l’intervention directe de Dieu : non pas dans l’expérience de mort imminente – dont l’on sait de plus en plus aujourd’hui qu’elle accompagne souvent, donc naturellement, des pertes de conscience traumatiques graves –, ni peut-être même dans la rencontre qu’Anna vit avec Celui qu’elle identifie clairement comme Dieu, mais dans la guérison de sa maladie – qui, quoiqu’en dise le Dr. Nurko, n’est en rien un effet secondaire, type réinitialisation du cerveau, puisque la motilité de l’intestin, notre second cerveau, est un phénomène autonome.
Continuons par les multiples aides gratuites offertes à Anna et Christy explicitement nommées par le film et ses protagonistes : depuis celle de la toute récente réceptionniste à l’hôpital de Boston (Suehyla El-Attar) qui risque sa place en demandant de déroger à l’intouchable planning bloqué neuf mois à l’avance, jusqu’à la serveuse de Boston, l’épatante et pétulante Angela (Queen Latifah), qui pose exprès un jour de repos pour distraire cette mère et sa fille accablées, afin de les enchanter de sa bonne humeur contagieuse (superbe scène dans l’aquarium où l’émerveillement de la petite fille est d’autant plus réaliste qu’elle l’a découvert en même temps qu’elle jouait la scène), en passant par la délicatesse de Billy Snyder (Brandon Spink), l’ami d’Anna, qui la protège des réflexions et des attitudes excluantes des autres écolières, les multiples délicatesses de l’employé de la compagnie aérienne qui éteint son écran ou d’Emmy, l’amie fidèle, qui ne fait en rien peser la présence de sa toute petite fille, sans parler de la discrète générosité de Kevin se séparant de sa moto et de la compassion patiente autant qu’humoristique du Dr. Nurko qui, du fait de son équanimité quotidienne, pourrait trop aisément être reconduite à un simple trait de caractère, etc., etc.
Peut-être le spectateur sera-t-il gêné du trop grand didactisme par lequel le film revient sur ces multiples actes altruistes. Mais ce serait oublier d’abord que cette évidence ne vaut que pour nous, non pour les héros qui n’ont pas eu immédiatement accès à l’envers du décor ici montré, ensuite qu’une grande leçon évangélique nous est rappelée : le secret du don est le don secret que seul voit notre Père (cf. Mt 6,1-16).
Une autre raison d’action de grâces, aussi visible, mais moins spontanément évoquée, consiste dans la fécondité mystérieuse de la maladie d’Anna – donc antérieurement à la guérison qui, relayée par les médias, portera témoignage – : par sa foi simple (spontanément, elle rassure ) et sa générosité spontanée (sans hésiter, elle donne la croix à laquelle elle tient), Anna convertit Haley (Hannah Alligood), sa voisine et compagne dans la souffrance à l’hôpital de Boston. Haley pourra ainsi achever sa vie dans cette sérénité que seule offre la confiance en Dieu : « Elle se sentait en sécurité – témoigne son père, Ben (Wayne Pere) –. Elle se sentait aimée. Elle sentait Dieu. Elle ressentait ça parce qu’Anna lui a donné sa foi. Elle lui a donné la paix ». Et, plus encore, par contagion, elle touchera son père, qui se disait non-croyant.
Mais, au-delà ou plutôt à côté des multiples actes d’amour-don et des fruits, se cache une autre raison, aussi réelle que secrète, de gratitude : c’est la belle vertu de Christy. Je parle bien sûr de son cœur de guerrière (« Je dois me battre pour ma fille, car personne ne le fera à ma place »), de sa persévérance jamais démentie, de sa compassion autant affective qu’effective. Or, toutes ces ressources qui ne seraient rien sans elle (sa liberté) ne viennent pas que d’elle (sa liberté, encore). En effet, quand l’épreuve ultime (la chute de 9 mètres de haut dans le peuplier centenaire) la frappe de plein fouet, Christy se met spontanément à genoux, dans un superbe acte de foi qui aimante son mari, ses filles, les membres de la communauté chrétienne. Or, cette foi qui surgit au moment le plus inattendu, cette foi vive et efficace qui obtient du Ciel la réponse, cette confiance qui émeut si grandement le cœur de Dieu qu’il la loue (cf. Mt 8,10 ; Mt 16,28), est elle-même un don de Dieu. Un autre don n’est-il pas suggéré ? Lorsque Christy parle du Dieu pardon, nous voyons la paroissienne qui l’avait culpabilisée en lui suggérant de s’interroger sur son péché ou celui de sa famille, pleurer et hocher la tête, la remerciant de ce geste de réconciliation : don du pardon offert ; mais tout autant don de la transformation de Christy qui est passée de la dureté solitaire à la douce dépendance de celle qui consent à s’accorder au tempo de Dieu.
C’est ce que confirme l’attitude de l’actrice : bouleversée d’abord par le script qui a induit son adhésion comme une évidence, puis par les multiples rencontres avec son personnage réel, Jennifer Garner a elle-même improvisé ce « Notre Père », signe de ce qu’il était un don jaillissant du don : « C’était l’addition de toutes mes prières rassemblées en un seul cri du cœur ».
Mais n’est-il pas trop facile, voire trop sécularisant, donc dans l’air du temps, d’affirmer que le miracle est celui de l’amour et du pardon quotidien (« Un miracle, c’est quand quelqu’un comme Angela devient votre amie ») ? Voire, n’est-ce pas nier la définition même du miracle qui est un fait extraordinaire, donc rare, et nier sa cause qui est exclusivement divine (« Pour moi, la bénédiction de ce film est qu’il nous rappelle à rechercher des miracles partout où il y en a, à chaque instant ») ? D’abord, le film, par la voix de Christine, et dès la toute première scène, confesse de la manière la plus limpide la foi de la théologie classique dans le miracle : « Un miracle est inexplicable par des lois naturelles ou scientifiques. Alors, comment l’expliquer ? Qui ou quoi y a-t-il derrière lui ? » – ce qui est d’autant plus crédible qu’elle est précédée par cet aveu : « Quand j’étais petite, on ne parlait pas des miracles. Je ne comprenais pas ce que c’était, ni si j’y croyais ». D’ailleurs, depuis le titre du film dénué de toute ambiguïté jusqu’à la dernière image (qui est celle d’un benedicite en famille), Dieu n’est jamais réduit aux belles valeurs anonymes d’un humanisme horizontal (que l’on songe à l’hommage rendu par l’agnostique Luc Ferry à l’amour évangélique), mais toujours célébré en Jésus comme le Créateur et le Rédempteur. Non seulement la famille Beam est souvent montrée en train d’activement participer au culte, mais le pasteur est un conseiller qui intervient dans la vie et l’évolution des personnages – sans parler de la bande son qui participe à cette attestation décomplexée et joyeuse de la foi chrétienne. En outre, la différence entre le miracle proprement dit et les merveilles du quotidien est évoquée dans la toute dernière parole du film : « Comme vous le voyez, on vit chaque jour comme un miracle ». Ensuite, en corrélant le miracle à l’amour, le film nous rappelle ce qu’une certaine apologétique a longtemps trop minimisé. Assurément, « les miracles du Christ et des saints (cf. Mc 16,20 ; He 2,4), les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité ‘sont des signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous’, des ‘motifs de crédibilité’ qui montrent que l’assentiment de la foi n’est ‘nullement un mouvement aveugle de l’esprit’ » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 156. Citant le Concile Vatican I). Mais, en son contenu, en sa cause et en sa finalité ultime, le miracle est un signe de l’amour divin. En effet, « l’amour seul est digne de foi » (Balthasar). D’ailleurs, si Christy affirme : « Les miracles sont l’amour », elle ajoute : « Les miracles sont Dieu et Dieu est pardon ». Enfin, si Dieu intervient avec une telle force, ce n’est pas pour forcer, mais pour toucher. Le récit des miracles de l’Évangile et ceux qui jalonnent l’histoire de l’Église (par exemple ceux de Lourdes) le montrent : Dieu ne déploie sa puissance avec une telle évidence que pour conduire à son cœur, donc à son infinie bonté, qui est la source et de la puissance et de la lumière. Le Père ne suscite des adorateurs que pour qu’ils deviennent des amateurs (au sens étymologique). Alors, l’événement ponctuel du miracle conduit à la gratitude habituelle. « C’est par les miracles que Dieu nous dit qu’il est là », témoigne Christy au terme. Cette superbe histoire de miracles (grâces) du Ciel mène donc à ce Ciel sur Terre qu’est l’action de grâces. Voilà pourquoi Ben termine son témoignage en s’écriant : « Alors, je suis venu de Boston pour remercier Annabel. Et pour vous remercier d’avoir partagé votre histoire ». Reprenons les paroles du benedicite prononcé par celle qui, dans la tradition juive, joue un rôle sacerdotal au sein de sa famille, la mère : « Cher Dieu, merci pour ce repas. Nous sommes heureux d’être ensemble. Nous te remercions pour Toi et tout ce que Tu es ». Ces paroles simples concrétisent un acte complet de gratitude : la reconnaissance concrète des dons (« ce repas », le bonheur « d’être ensemble ») ; l’interpellation personnelle du Donateur (« Dieu » et, plus encore : « Toi », « Tu ») ; le sentiment d’amour (« Cher ») ; et le chemin qui va de l’action de grâces (le remerciement pour les bienfaits) en louange pour l’auteur lui-même (« pour Toi et tout ce que Tu es »). À ces mots aussi simples que justes, se joint une double symbolique : la suave lumière du soir (qui entre en résonance avec celle matutinale ouvrant le film), symbole de Celui qui est lumière (cf. 1 Jn 1,5) ; la ronde des mains qui en évoque une autre, celle qui s’est spontanément constituée pour intercéder et sauver Anna autour d’un autre bois, celui de l’arbre sauveur. Ce n’est pas un hasard si le film montre en inclusion (c’est-à-dire fait correspondre le tout début et la toute fin) l’arbre qui fut l’instrument paradoxal du miracle – cet arbre qui, dans sa fière élévation, est tout élan vers le ciel. Citons une dernière fois les bonus. Alors que, commémorant l’événement miraculeux, Anna, définitivement guérie depuis plus de trois ans, ses deux sœurs, ses parents, leurs multiples amis, se retrouvent autour de l’arbre et se donnent la main, le pasteur Scott improvise une prière d’action de grâces et de louange : « Seigneur, nous savons ce que tu as fait dans sa vie. Pas que dans la sienne, dans celle de toute la famille qui a souffert si longtemps. Ils ont vécu Ton intervention de façon miraculeuse. Père, nous te remercions de l’avoir utilisée pour nous informer de qui Tu es, et de Ton très grand amour pour nous. Nous avons une grande confiance en Toi au sujet de son avenir. Encore une fois, merci. Au nom de Jésus. Amen ».
Another Earth, film de science-fiction dramatique américain de Mike Cahill, 2011. Avec Brit Marling et William Mapother.
La scène se déroule de 0 h. 43 mn. 45 sec. à 0 h. 46 mn. 42 sec.
Another Earth (il ne me semble pas que le titre ait été traduit) est un film de science-fiction d’autant plus original et attachant qu’il a été réalisé avec le budget dérisoire de 200.000 dollars. Peu importe ici le détail de l’histoire. Une jeune fille de 17 ans qui vient d’être admise au prestigieux MIT, Rhoda Williams (Brit Marling), percute accidentellement (elle regarde par la fenêtre de sa voiture l’apparition d’une nouvelle planète) la voiture du compositeur John Burroughs (William Mapother). Ce dernier plonge dans le coma, tandis que son jeune fils et son épouse enceinte sont tués sur le coup. Quatre ans plus tard, Rhoda sort de prison. Rongée par la culpabilité, la brillante élève renonce à ses études, opte pour un emploi de nettoyage. De son côté, John Burroughs est sorti du coma mais dont la vie personnelle et professionnelle est aussi brisée ; il est rongé par l’amertume contre ce chauffard dont l’identité ne lui a pas été révélée car il était mineur. Rhoda décide de rendre visite à John, afin de lui demander pardon (ainsi qu’on le découvre à la fin). Incapable de faire la démarche, elle cherche à réparer le mal commis en devenant son aide ménagère.
Dans la scène, à John Burroughs qui présente un mal de tête persistant, Rhoda décide de raconter une histoire. Le premier cosmonaute russe se retrouve seul dans sa toute petite navette à contempler, pour la première fois, la Terre d’en haut. Soudain, il entend un étrange son qui vient du tableau de bord. Et Rhoda de l’imiter en frappant régulièrement la table en bois avec le manche d’un couteau. « Il démonte la console de commande pour mettre fin à ce son. Mais il ne peut pas. Le bruit continue. Au bout de quelques heures, cela devient une vraie torture [to feel like torture]. Les jours passent et le bruit est toujours là. Il se rend compte que ce petit bruit le brisera [this little sound will break him]. Il perdra l’esprit. Que va-t-il faire ? Il est bloqué dans l’espace, dans cet habitacle fermé. Il lui reste vingt-cinq jours avec ce bruit. C’est alors que le cosmonaute décide que la seule manière pour sauver sa santé [mentale] est de tomber amoureux de ce bruit [to fall in love with this sound]. Alors, il ferme les yeux ». Alors qu’elle ne cesse de toujours battre la mesure avec son couteau, elle interpose sa main devant les yeux de John, et continue : « et il va dans son imagination [he goes into his imagination]. Et quand il ouvre les yeux, il n’entend plus le tic-tac qui a disparu. Il entend de la musique ». Le battement a laissé place à une musique de chambre harmonieuse et jubilante, et la grimace douloureuse du visage de John à un sourire apaisé. « Alors, il passe le reste de son voyage à flotter dans l’espace dans un bonheur et une paix totale [in total bliss and peace] ». On objectera que l’anecdote du cosmonaute est une histoire dans l’histoire, donc qu’elle est dénuée d’impact. En fait, en joignant le geste à la parole (en oblitérant le regard de John), Rhoda montre que ce récit est une parabole, agissant de manière thérapeutique sur le symptôme physique. Plus encore, l’effet bénéfique sur John montre que, en consentant, plus, en aimant un réel dérangeant, notre relation à celui-ci est métamorphosée ; il passe de la tension à la paix, de la mort (potentielle) à la vie. L’amour est puissance de transfiguration et de résurrection. Mais il y a plus. Alors que Rhoda est habituellement taiseuse et triste, nous voyons son visage s’éclairer extraordinairement en racontant cette histoire. Cette parabole qui a jailli de son cœur, y retentit en retour, par feed-back. Voire, n’est-elle pas une métaphore de toute l’histoire de John et de Rhoda ? Ne fait-elle pas aussi appel à une histoire (ce sera l’unique autre fois) lorsqu’elle lui révèle la tragique vérité ? Dans l’anecdote du cosmonaute, le cadre est la vision nouvelle de la Terre ; dans la vie, il est la vision de la Terre nouvelle. Dans les deux cas, ce qui est en jeu est une souffrance tellement insupportable qu’elle met en péril la santé psychique, jusqu’à induire une tentation suicidaire. Dans les deux cas, l’origine de l’enjeu vital est un événement involontaire, en tout cas non-intentionnel, une brisure irréversible. Dans les deux cas, la bifurcation est radicale : soit la mort, dans l’amertume entretenue contre l’événement destructeur, soit la vie, par le chemin ardu et transformant du pardon. Surtout, dans les deux cas, la seule manière de vivre est d’apprendre à aimer ce qui, dans la cabine, n’est que l’inévitable et qui, dans la vie, est l’irréparable. Dès lors, l’attitude de Rhoda s’éclaire d’un jour nouveau : elle montre, certes, le besoin de réparer, mais aussi l’amour qui se trouve et se prouve dans ses petits gestes de service. D’ailleurs, en décentrant Rhoda de sa culpabilité, ces actes de dons que sont les services ne la préparent-ils pas au grand don : celui du billet, et, à travers lui, le renoncement à l’amour pour cet homme qui rêve de rejoindre son épouse et ses enfants ? Enfin, ce sobre film contient une ultime leçon : la présence, au terme, de la jumelle de Rhoda. Or, ressemblant fort à la belle jeune fille qui, au début, était ensoleillée de sa réussite, elle atteste non seulement la gratitude de John, mais son pardon total, donc la réparation du lien, donc la renaissance de Rhoda qui goûte de nouveau le droit non seulement de survivre, mais de vivre.
La vie est belle, drame américain de Frank Capra, 1946. Avec James Stewart et Donna Reed.
La vie est belle, drame italien de Roberto Benigni, 1998. Avec Roberto Benigni et Nicoletta Braschi.
Dans La vità è bella, Roberto Benigni raconte l’histoire d’amour entre Guido et Dora qui tourne au tragique lorsque, cinq ans plus tard, le père, juif, est déporté dans un camp d’extermination avec son fils, Giosué, et sa femme, qui, bien que non-juive, a tenu à les accompagner. Dans le film homonyme It’s a wonderful life, Frank Capra narre comment Georges, un homme qui, renonçant à ses grands idéaux, a toute sa vie essayé de faire le bonheur de sa famille et de sa petite ville, paraît échouer, se retrouve au bord du suicide et doit son salut à l’intervention providentielle de son ange gardien, Clarence. La ressemblance est intentionnellement plus que nominale. Ces deux – grands – films, séparés de plus d’un demi-siècle (1946-1998), parlent du même sujet : la conquête de l’espérance à travers le tragique de l’existence. Tous deux sont de formidables leçons de vie, de cette vie indéfectiblement belle. Le film de Benigni nous apprend que le bonheur est une question de regard. On s’est parfois interrogé sur le réalisme, voire sur la moralité de l’attitude du père qui multiplie les mystifications pour dissimuler à son fils l’horreur du camp. C’est se tromper de point de vue : la perspective est ici symbolique, la leçon n’est pas morale. Benigni veut seulement montrer que, selon ses propres mots, « le germe de l’espoir se niche jusque dans l’horreur ; il y a quelque chose qui résiste à tout » ; il s’agit de « voir l’autre côté des choses ». Il dépend donc de nous de découvrir que la vie n’est pas qu’une vallée de larmes. S’il est possible de cueillir une fleur sur le fumier d’un camp de concentration nazi, combien plus dans notre vie quotidienne ? Le bonheur est une question de regard, donc de reconnaissance. Au fond, le film de Capra ne dit pas autre chose. Georges veut se suicider, parce qu’il est convaincu que sa vie n’est qu’une suite d’échecs, qu’il n’a jamais rien apporté à personne et que le monde serait aussi heureux sans lui qu’il est malheureux avec lui. Or, Clarence le détournera de son suicide en lui montrant ce que serait réellement cette ville sans ce que sa générosité y a semé : un chaos de haine et d’égoïsme. Obnubilé par la souffrance de l’idéal manqué, Georges a fini par oublier le bonheur du bien accompli. La gratitude de l’ange le sauve. Mais le rapprochement proposé n’est-il pas outré ? Le film de Capra se déroule dans le cadre de l’Amérique libérale, où un capitaliste véreux, Potter, exploite toute la petite ville, celui de Benigni dans le cadre du double totalitarisme raciste, fasciste puis nazie. Le chemin de l’espérance diffère aussi : alors que Guido s’appuie sur ses propres ressources de créativité, George expérimente son impuissance. Le salut qui vient d’en haut – du cœur compatissant de l’ange gardien – chez Capra, surgit de l’homme – du cœur aimant d’un père – chez Benigni. Néanmoins, je pense que ces divergences masquent des convergences de fond. Le mal est identique : la violence que l’homme fait à l’autre homme. De même, le chemin de rédemption : le secret croisement des interventions divine et humaine. La multiplication des coïncidences, qui ne sont pas toutes contrôlées et font naître l’amour entre Guido et Dora, ne constitue-t-elle pas ce qu’Anatole France appelait un « anonymat divin » ? De son côté, le salut offert par Clarence trouve sa confirmation dans l’extraordinaire mouvement final de générosité et de solidarité. Enfin, dans un humour qui est le sourire de Dieu parmi les hommes, ces deux films nous apprennent que, loin d’être passif et de se réduire à un état affectif, le bonheur naît, à chaque fois, de l’amour. D’un amour partagé, ici avec le conjoint : George, comme Guido, puisent leur énergie et leur générosité dans l’amour de leur épouse. D’un amour qui est don de soi et oubli de soi : c’est au prix de sa santé que George sauve son frère ; c’est au prix de sa vie que Guido protège Giosué. La vie n’est belle que parce qu’elle est bonne ; elle n’est bonne que parce qu’elle est donnée et don de soi.
Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain), comédie musicale américaine de Stanley Donnen et Gene Kelly, 1952. Avec Gene Kelly, Donald O’Connor, Debbie Reynolds et Cyd Charisse.
La scène (40 en entier) se déroule de 1 h. 04 mn. 50 sec. à 1 h. 08 mn. 57 sec.
Certes, sur une intrigue banale où se succèdent des brouilles, des retrouvailles jusqu’au happy end qui survient lorsque l’on croit tout perdu, cette comédie musicale est une suite de morceaux de bravoure justement célèbres (comme la chanson Make ‘em Laugh où Cosmo transforme le plateau en un délirant tohu bohu). Certes, bâtie sur une trame scénarique assez mince, elle paraît être un prétexte pour introduire et accompagner la chanson du film éponyme, faite sur mesure pour Gene Kelly qui en est l’un des réalisateurs. Mais le film nous offre aussi un véritable scénario dont le ton parodique, voire clownesque, cache le caractère dramatique. Il se déroule à Hollywood lors du passage du cinéma muet au cinéma parlant. Autrement dit, Stanley Donnen nous parle d’un deuil. Deux amis, Don Lockwood (Gene Kelly) et Cosmo Brown (Donald O’Connor, un génie de la danse éclipsé par la gloire des Gene Kelly et autres Fred Astaire), viennent du music hall et cherchent à trouver une place dans l’industrie cinématographique en pleine crise. Lina Lamont (Jean Hagen), star du muet, tente de passer au cinéma sonore et même chantant ; mais sa voix est telle qu’elle a besoin de se faire doubler par Kathy Selden (Debbie Reynolds). Lina est alors acclamée pour sa voix, mais refuse de révéler la supercherie. Celle-ci sera-t-elle démasquée – et, avec elle, le talent de la doublure ?
Centrons-nous sur la scène-titre du film : la chanson I’m singin’ in the rain. Cette scène célébrissime fut étudiée – et caricaturée – de mille manières. Je souhaiterais la considérer comme une célébration de la gratitude. Cette thèse pourrait étonner : aucun « merci » n’y est prononcé ; de plus, c’est une scène solitaire, alors que le « merci » est un acte relationnel ; enfin, Gene Kelly n’adresse pas sa gratitude à celui qui pourrait, légitimement, en être le bénéficiaire. Pourtant, maintenons cette lectio difficilior. Et, pour la démontrer, parcourons les différents éléments composant la relation qu’est la gratitude : le don (le cadeau), le récipiendaire, le donateur.
Le don est signifié par la pluie.
On ne s’émerveillera jamais assez de ce choix inattendu, voire paradoxal : en effet, la pluie est symbole de la tristesse. Que l’on songe à la scène d’adieu déchirante entre Francesca Johnson (Meryl Streep) et Robert Kincaid (Clint Eastwood) dans le drame de ce dernier, Sur la route de Madison (1995). « Il pleut sur la ville, comme il pleure en mon cœur ». Inversement, la joie rayonne et enchante comme le soleil et les couleurs ruisselantes de lumière. Or, ici, tout au contraire, le film chante l’allégresse sous la pluie et dans la nuit, à la lumière blafarde et solitaire d’un lampadaire.
On pourrait répondre que l’eau est rafraîchissante, bienfaisante, voire vitale. Mais ici il ne s’agit pas de l’eau comme simple élément, mais de l’eau qui descend d’en haut, autrement dit la pluie. En effet, symbolise la grâce, le don immérité. Enfin, l’homme, cet « ex-ondé », comme disait Saint-John-Perse, n’oublie jamais qu’il vient de l’eau comme de son origine gracieuse ; d’ailleurs, la métaphore de l’origine n’est-elle pas la source ?
Au don répond la gratitude. La grâce appelle l’action de grâces.
Pour remercier, le donataire doit d’abord prendre conscience du don. Or, il est significatif que Don prenne son temps avant de laisser éclater sa joie.
De plus, la conscience naît, comme cela est si souvent, voire presque toujours le cas chez l’homme, par la médiation de l’autre. Toute connaissance d’un don est toujours en retard sur le don, donc est reconnaissance. Ici, c’est la pluie qui permet non seulement l’expression mais aussi la conscience.
Enfin, les paroles de la chanson expriment pleinement cette conscience remplie de gratitude.
Il ne suffit pas de reconnaître le bien ; il faut encore y consentir. La volonté peut malheureusement se dérober, puis réinterpréter le don comme un dû, voire le dénier et le rejeter.
Un signe de cette ouverture est le caractère enfantin de cette joie démesurée : Don se met à patauger avec la jubilation de tous les bambins du monde dans une flaque d’eau. Or, le propre de l’enfant est de laisser jaillir ce qu’il ressent, de ne pas se défendre des sentiments qui les habitent.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un contentement immédiat, qu’à la limite un animal pourrait partager. Cette joie a été gagnée sur son contraire qu’est l’angoisse : « So dark up above ». Voire la lumière au-delà des ténèbres requiert le regard de l’intelligence et la force de la volonté.
Le « merci » est l’une des dix paroles les plus intimement corrélées à un sentiment, ici la joie. Elle s’entend : « I’m happy ». Elle se voit. Elle s’exprime : « What a glorious feeling ». Le « feeling » est qualifié de « glorious ». Et cette joie est jaillissement, éclatante. Car elle naît de la nouveauté du bien. Là encore, chaque mot de la chanson mérite d’être entendu : « I’m happy again ». Il se dit ici à la fois la surprise de l’inattendu et l’apaisement de ce qui est tellement désiré.
C’est maintenant et seulement maintenant que l’on peut en venir à ce qui souvent retient seul l’attention et mérite, avec justesse, tous les éloges : cette danse jubilatoire et jubilante. La logique de surabondance exprimée dans la surprise du « again ». se poursuit dans le corps. Et d’abord le visage : « I have a smile on my face ». Le soleil extérieur que chante Don est d’abord intérieur. Le scintillement des gouttes d’eau est d’abord l’irradiation d’un cœur débordant.
Ce qui jaillit du cœur et rayonne sur le visage envahit le corps qui devient corps dansant. « I’m dancin’ in the rain ». La gratitude transforme Don en rythme et le monde en scène chorégraphique.
La danse est créative. Elle n’est en rien ; si elle convoque la technique, c’est pour la configurer de manière nouvelle. D’ailleurs, elle mêle différents styles, jusqu’au plus inattendu : des claquettes, sous la pluie.
Remarquons que Don (si bien prénommé !) n’exprime pleinement son « merci » que par la danse ; celle-ci est une créativité qui redouble la création du bien. De plus, le beau est lui-même de l’ordre de la surabondance.
Cette chorégraphie tournoyante n’est pas sans évoquer une autre danse, elle aussi tournoyante, celle de David autour de l’arche, qui attestait aussi une gratitude vis-à-vis d’un don inouï accréditant un Donateur plus grand que tout.
Enfin, cette danse est sans fin. Rien ne semble devoir l’arrêter que la fatigue du danseur qui, justement, paraît inlassable, et dans la durée et dans sa créativité. Voilà pourquoi il faudra une intervention extérieure pour la reconduire dans les bornes de la finitude qui demeure la loi de ce monde, mais laisse présager que, au Ciel, cette célébration sera sans fin, non pas extensivement mais intensivement. Et cet arrêt vient d’un policier dont nous dirons plus bas la signification.
Reprenons les paroles. D’abord, elles ne sont pas formulées mais chantées : « I’m singin' ».. Le rythme lui-même dit la joie, comme l’air d’Indiana Jones. La mélodie, elle-même, est aussi simple que chantante.
Ensuite, elles sont répétées : « I’m happy again… I’m singin’ and dancin’ in the rain… » Or, la joie, comme l’amour, ne craint pas la répétition. Car ce qui, à celui qui ne l’éprouve pas, semble automatisme lassant, est, pour qui reçoit ou célèbre, le même extérieur des mots exprime un jaillissement qui, dans son accent même, dit sa nouveauté, son surgissement qui ne peut être feint, du plus intime, voire une croissance intérieure, toujours plus grande. Quel aimé, hors la précieuse Roxane qui préfère l’apparence à l’apparition, s’est lassé de ce que l’amant lui redise « je t’aime » ?
Venons enfin au contenu. Que disent-elles ? Qui, cinéphile ou non, ignore au moins les premières. Dans les paroles, se trouvent exprimées avec précision les différentes composantes du merci qui seront analysées : le sentiment ; l’effet produit ; voire sa fécondité.
Dernière expression de la surabondance, et non des moindres : la générosité. En effet, Don offre son parapluie à un passant transi qui se pressait de rentrer chez lui.
Une parole de la chanson le confirme et même le prolonge : « I’am ready for love ». Bien évidemment, il est dit ici que Don va pouvoir aimer.
En retour se trouve confirmé la gratuité du don offert qui appelle le « merci ». Par certains côtés, cette offrande fait partie du « merci ».
L’objection qui ouvrait la présentation ne peut manquer de revenir : que peut être un merci anonyme, un don sans donateur ? Nous avons déjà évoqué une comparaison avec la danse de David devant l’arche qui était une louange divine.
Que dit la chanson ? Evoque-t-elle une Source ? Ce qui est célébré, c’est apparemment la pluie. Or, paradoxalement, ce n’est pas la pluie seule mais aussi le soleil : « The sun is in my eyes ». On l’a déjà vu, et c’est classique, la cosmologie est convoquée pour dire l’anthropologie, l’extérieur pour exprimer l’intérieur. Certes, il est dit que le soleil est « dans mes yeux », mais les yeux sont tournés vers le dehors.
Or, l’unité du soleil et de la pluie, de ces deux éléments constrastés, ne peut venir que de plus haut. Même si cette origine demeure anonyme, innommée mais non pas innommable.
Plus encore leur réconciliation s’opère dans une autre évocation biblique, l’arc-en-ciel, qui est le signe de la première alliance que Dieu a conclue avec les hommes, en l’occurrence par l’intermédiaire de Noé. l’alliance noachique.
QMais, peut-être plus encore que les paroles, le langage non verbal désigne l’origine, le Donateur : Don lève la tête vers le haut, vers le ciel pour recevoir la bénédiction de la pluie. Or, le haut ne signifie pas seulement le ciel, le divin ou le sacré, mais aussi le désigne comme origine. Celui qui reçoit est toujours, symboliquement, plus bas que celui qui donne. Voilà pourquoi il peut se sentir humilié tant que, avec le Christ, le bas n’est pas aussi apparu comme une posture divine, donc noble.
En outre, Don ne tourne pas seulement son visage vers la pluie au début, comme pour prendre conscience de la donation, mais à divers moments : sur le lampadaire.
De plus, l’un des gestes les plus célèbres n’est pas l’un des plus techniques, est celui de Don écartant les bras (dans la comédie (mineuse) L’affaire Chelsea Deardon, l’avocat Robet Redford mime justement ce geste en reprenant les paroles de la chanson) ; or, celui-ci signifie une ouverture pour recevoir encore davantage mais aussi l’élargissement de l’âme débordant de bonheur, tellement saturée de bienfaits que son espace clos ne suffit plus à contenir ce qu’il a reçu.
Enfin, un autre geste justement célèbre, immortalisé dans toutes les mémoires, est celui de Don grimpant au lampadaire. Or, il se dit ici une créativité enivrée, une manière de convoquer tous les objets pour les faire entrer dans la danse, une fraternité universelle ; mais aussi une manière de se tourner vers la source, plus encore de retourner vers elle, comme de coïncider. D’ailleurs, grimpant sur le lampadaire, Don tourne son visage vers le haut ; plus encore, c’est l’une des très rares fois (l’unique) où il s’arrête, comme pour signifier que l’unique repos est de s’unir à son Donateur, dans le merci.
Tout dit l’excès qui appelle le merci. Or, à la logique du surplus peut s’opposer une double logique. Primo, une logique de la loi. En effet, la loi est l’expression de la justice ; or, est juste ce qui rend à chacun ce qui lui est dû ; la justice se caractérise par l’égalité (réciproque ou proportionnelle) qui conjure toute démesure et tout excès. Voilà pourquoi, lorsque le représentant de la loi se présente, gentiment grognon, Don s’arrête de danser. Secundo, une logique de la violence. En effet, l’emprise qui transforme le « recevoir » en « prendre » et l’appropriation en dévoration-consommation. Et, quand le bien est l’autre, cette dévoration est un viol-violence. Il est donc significatif de la déconstruction opérée par un autre Stanley, Kubrick que le héros, Alex, viole une femme, ravage son appartement, humilie le mari, en chantonnant « I’m singin’ in the rain ». Orange mécanique est la mise en scène de l’anti-gratitude par excellence : les relations ne sont que d’emprise, de duperie et d’hyper-violence.
Passons de la scène au film en sa globalité. On l’a dit, il relate, sous forme bouffonne et gentiment irrévérencieuse le passage au cinéma sonore. Gene Kelly pastiche d’ailleurs non seulement Douglas Fairbanks, mais son propre personnage dans Les trois mousquetaires (George Sydney, 1948), donc un film parlant. Mais, plus que de l’ironie, il ressort du film une joie communicative qui dit une gratitude pour le cinéma, pour le courage de ce progrès. Deux signes l’attestent : le titre est repris d’une vieille revue de Broadway qui, justement, bénéficia d’un tournage en muet ; l’intervention enthousiasmante d’une des plus célèbres danseuses du cinéma américain, au nom lui-même empreint de mystère et de rêve, Cyd Charisse. Or, le charme singulier de ce pas de danse esquissé avec Gene Kelly vient de ce que cette apparition, totalement gratuite, rime avec donation.
Qu’il est significatif que la scène peut-être la plus fameuse de l’histoire du cinéma, en tout cas l’une des plus jubilatoires, soit un acte de gratitude…
Dans cette scène, le « merci » prend la forme de la célébration exubérante. Toute expression de gratitude s’inscrit dans ce cadre extrême, participe de ce premier analogué ; toute reconnaissance participe de cet exemplaire, louche vers ce sommet inégalé. L’inventivité du merci exprime l’invention du don et la créativité du bénéficiaire la création du bienfait.
Elle nous montre que, loin du froid « O Catarinetabellachichix je suis fou de joie de te voir », le merci ne se résume pas au « happy refrain », à la parole, mais convoque tout l’être et tout l’agir.
Out of Africa, comédie dramatique américaine de Sidney Pollack, 1986. Avec Meryl Streep et Robert Redford.
Les scènes (1 et 14 entier) se déroulent de 0 h. 0 mn. 40 sec. à 1 mn. 27 sec. et de 1 h. 48 mn. 00 sec. à 1 h. 51 mn. 00 sec.
En 1913, la danoise Karen Christentze Dinesen (Meryl Streep) quitte son pays pour épouser le baron suédois Bror von Blixen (Klaus Maria Brandbauer) et venir s’installer dans une ferme au Kenya. À son arrivée, Karen perd vite ses illusions : l’élevage que sa riche famille finançait devient une plantation de café et son mari ne pense qu’à quitter la maison courir la gueuse. Si la jeune Mshabu (femme) ne songe pas à revenir chez elle, c’est d’abord parce qu’elle se passionne pour le pays et ses habitants, notamment la fière ethnie des Kikuyus, dirigée par le chef Kinanjiu (Stephen Kinyanjiu). Mais c’est plus encore parce qu’elle fait connaissance de deux Britanniques, dissemblables et attachants, Berkeley Cole (Michael Kitchen) et Denys Finch Hatton (Robert Redford). Elle tombe amoureuse de ce dernier, d’autant plus que Bror finit par demander le divorce. Mais Denys, quoique très attaché à Karen, se révèle être extrêmement indépendant. Choisira-t-il de l’épouser ?
Tous les spectateurs ou plutôt les amateurs, au sens le plus étymologique du terme, du biopic muti-oscarisé de Sidney Pollack, Out of Africa , se souviennent de la scène mythique où Denys offre à Karen, ce qu’elle-même appelle « un incroyable cadeau [incredible gift] » : un survol du Kenya, ce pays où, selon les mots ouvrant sa nouvelle la plus célèbre, « J’ai possédé une ferme […], au pied du Ngong » – le tout sur la musique enchanteresse de John Barry.
Moins nombreux sont ceux qui savent que, si La ferme africaine est une grande histoire d’amour, il s’agit d’abord de l’amour de l’Afrique. La narratrice y raconte notamment son admiration pour la fière ethnie des Masaïs et son attachement, plus encore son dévouement, pour le peuple Kikuyu, qu’elle a servi et dont elle a défendu les intérêts, notamment lorsque la Couronne menaça de déplacer ce dernier au mépris de leur bien-être, de la justice et de leur identité.
Moins nombreux encore sont ceux qui se souviennent de l’interprétation théologique que Karen Bixen fait de ce vol. Pour cela, il faut revenir au tout début du film, qui coïncide avec la fin de sa vie. Elle fait mémoire de deux dons reçus de Denys. Le premier, inaugural – « Il inaugura notre amitié par un cadeau [gift] » – est le stylo offert après la soirée où, « Shéhérazade », elle enchanta son hôte par ses contes. Le second, sommital, est le baptême de l’air – « Plus tard, il m’en offrit un autre, un incroyable cadeau [incredible gift]. Un aperçu du monde à travers l’œil de Dieu [A glimpse of the world through God’s eye] ». Or, ces cadeaux sont en étroite connexion avec la plus belle fécondité de celle qui, privée d’enfants, conçut des ouvrages qui lui valurent le prix Nobel. Cela est clair pour le stylo qui est l’instrument avec lequel elle écrit ses mémoires – si elle a donné la boussole, elle a gardé le stylo – : l’échange qui suit le confirme : « En Afrique, on paye les conteurs [storytellers] ». Mais Karen refuse le beau stylo doré qu’elle qualifie elle-même de « ravissant » [it’s lovely] : « Mes histoires sont gratuites [My stories are free] et vos présents bien trop chers ». La réponse de Denys va encore plus loin, car elle prophétise ce qui sera sa vocation future : « Un jour mettez-les par écrit [Write them down sometime] ». Mais cela est aussi vrai du vol en avion. En effet, dans sa confession initiale pleine de gratitude, elle ajoute : « Oui, je vois, c’est bien ici que ceci fut conçu [This is the way it was intended] ». Or, proches sont la subcréation artistique et la création divine : Karen ne parle-t-elle pas au moment où la caméra montre la sihouette de Denys face à un somptueux lever de soleil dans la brousse kenyane ? De plus, l’Afrique, berceau du monde, est aussi l’inspiratrice et la matrice de ses ouvrages. Elle parle de ceux-ci dans la phrase suivante, à propos des personnages qu’elle a mis en scène. Or, comme elle n’a jamais écrit sur Finch Hatton, elle avance ce qui ressemblerait fort à une justification a posteriori, « il était moins clair, moins simple », si elle n’ajoutait cette phrase mystérieuse : « Lui, il m’attendait, là-bas [He was waiting for me there] ».
Est-ce pieuse invention du cinéaste qui ajoute à cette aventure (adultérine) une élévation qu’elle ne comporte pas en elle-même ? Nullement. En effet, le roman autobiographique de la baronne von Bixen laisse entendre à maintes reprises que la noblesse d’âme des Africains et la simple franchise de leurs relations, a ravivé en elle et intériorisé une relation avec Dieu que le contact avec les Européens avaient, au contraire, affadie.
Commentons maintenant brièvement la scène de l’avion. Plus que les paysages, elle nous fait découvrir ce qui se déroule dans le cœur de Karen et qu’exprime son visage. Une triple expression se succède. D’abord, la peur lorsqu’elle apprend que Denys ne sait piloter que depuis la veille ! Toutefois, si elle demeure dans l’avion, c’est que, plus grande que la peur, la confiance à l’égard de Denys…
La crainte laisse alors vite place à la jubilation face aux paysages fascinants qu’ils survolent. Karen ne sait plus où donner du regard, alternativement à droite à et gauche, pour admirer ici le serpent étincelant du fleuve, là les chutes monumentales dans l’immense caldéra, plus tard, les troupeaux de gnous sillonnant la savane infinie, et surtout, au bord du lac immense, cette flaque rose qui, lorsque l’avion s’approche, vire au carmin et révèle alors qu’elle se compose d’une foule indénombrable de flamands roses prenant leur envol.
Enfin, après avoir effleuré la terre, le biplan s’élève haut, toujours plus haut, au-dessus des nuages. La joie de Karen s’accroît encore et se transforme dans « la joie plus que pleine » de la félicité : désormais, elle ne tourne plus la tête à droite ou à gauche, son bonheur n’est pas en bas, mais tout près. Tendant la main vers Denys, elle passe du paysage au visage, du don au donateur. À l’image de son cœur qui déborde de reconnaissance, elle ne peut retenir et contenir en elle les larmes qui inondent son visage. En ce moment unique, fusionnent son triple amour pour l’Afrique, pour Denys et pour Dieu. Ou, plutôt, elle reçoit, par la médiation de l’homme de sa vie, Denys, le continent africain et « l’Amour dans la source ». Et si l’on tend l’oreille, on entend, pour la première et la seule fois, au terme du grand thème d’amour, un souffle, le souffle-Esprit même qui infuse l’amour (cf. Rm 5,5).
Ainsi, Karen Blixen noue sans les thématiser les multiples regards sur la nature : la contemplation émerveillée de la création sauvage en elle-même ; l’élévation, donc le témoignage qu’elle rend à son divin principe ; le service infatigable du bien à travers l’aide apportée à ceux qui habitent cette terre, les Kikuyu ; enfin le retour dans la reconnaissance enthousiaste, au sens étymologique, pour le Donateur et Denys, son médiateur. Ces multiples regards s’achèvent dans un au-delà de la vision, dans l’audition d’un souffle-Esprit. Dans la puissance unitive de l’amour. Oui, la création témoigne de Dieu, car Dieu, plus grand que tout, a accepté par amour de se laisser contenir par elle.
Le grand miracle, film d’animation mexicain de Bruce Morrison, 2017.
Une jeune femme veuve, un chauffeur de bus, très soucieux de son fils malade, et une veille dame se retrouvent mystérieusement conduits par un garçon qui s’avère être leur ange gardien pour assister à la messe dans une grande église. Ils vont vivre la liturgie comme jamais…
Centrons-nous sur la scène-titre du film : la chanson I’m singin’ in the rain. Cette scène célébrissime fut étudiée – et caricaturée – de mille manières. Je souhaiterais la considérer comme une célébration de la gratitude. Cette thèse pourrait étonner : aucun « merci » n’y est prononcé ; de plus, c’est une scène solitaire, alors que le « merci » est un acte relationnel ; enfin, Gene Kelly n’adresse pas sa gratitude à celui qui pourrait, légitimement, en être le bénéficiaire. Pourtant, maintenons cette lectio difficilior. Et, pour la démontrer, parcourons les différents éléments composant la relation qu’est la gratitude : le don (le cadeau), le récipiendaire, le donateur.
Mille détails pourraient agacer, mille objections pourraient fuser : du trait imprécis au rythme trop lent, de la musique omniprésente imposant son climat affectif à l’identité trop latino-américaine, du prosélytisme trop affiché au moralisme presque culpabilisant, de la naïve représentation des démons à la tentation trop simplistement genrée, etc.
De ces questions et de ces agacements, je fus, grâce à Dieu, préservé : je suis allé voir le film avec une famille amie. Les enfants présents ont permis à mon cœur d’enfant d’être touché. De fait, de multiples enseignement de cette catéchèse concrète sur la messe m’ont rejoint. Plus encore, le visionnement du film fut suivi par une Eucharistie où, l’homélie ayant été transformée en partage avec la même famille, chacun, petits et grands, a formulé ce qui, de l’histoire, les avait touchés, enrichissant ainsi considérablement ma seule approche.
Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, voici quelques lumières qui sont autant d’incitations à la conversion : être attentif à la messe où se déroule le plus grand miracle ; la première tentation du démon est de nous distraire de l’essentiel (arriver en retard, regarder son portable, etc.) ; elle est aussi de nous détourner de nos résolutions (comme aller se confesser et sincèrement demander pardon) pour mille apparentes bonnes raisons ; croire que la Parole de Dieu, même lorsqu’elle est connue, a quelque chose à me dire, plus est efficace ; adresser toutes nos prières à Dieu qui les entend, même (surtout) lorsque nous sommes désespérés ; ces prières lui sont portées par nos anges gardiens, comme autant de boules de lumière ; la messe nous rend présent non seulement le Christ en personne, mais son sacrifice sur la Croix ; l’ange gardien est notre ami qui toujours demeure à nos côtés et, quand nous ne sommes pas tournés vers Dieu, voire nous détournons de lui, intercède pour nous ; la vieille dame dont le cœur pur n’a pourtant pas été préservé de la peur de mourir, a bénéficié de la consolation divine à ses derniers moments ; bénéficier d’une telle grâce nous transforme en témoins, c’est-à-dire en disciples-missionnaires ; montrer combien les anges sont présents dans la liturgie eucharistique (ici, le film semble fortement s’inspirer des visions d’Anne-Catherine Emeriche) ; etc.
Merci à la courageuse et parfois même audacieuse maison de production Saje qui distribue le film. Songeant à son logo (une blanche colombe bordée de bleu, toutes ailes étendues), j’ai vu comme un écho de ma gratitude dans l’image plusieurs fois représentée (notamment pendant la prière d’épiclèse, à la consécration) de la colombe de l’Esprit-Saint. Très intentionnellement, elle reproduit la colombe d’albâtre qui aimante le regard dans le chevet de la basilique Saint-Pierre à Rome…
Il faut sauver le soldat Ryan, film de guerre américain de Steven Spielberg, 1998. Avec Tom Hanks et Matt Damon.
La scène se déroule de 2 h. 26 mn. 27 sec. à la fin, 2 h. 35 mn. 45 sec.
Le 6 juin 1944, début de la libération de l’Europe de l’Ouest, le capitaine John H. Miller (Tom Hanks) réussit à débarquer sur la plage normande avec sa compagnie de rangers américains. Peu après, l’État-Major allié lui confie une nouvelle mission : trois hommes de la même fratrie de quatre frères sont morts au combat ; le dernier frère, le soldat James Francis Ryan (Matt Damon), fait partie de la 101e division aéroportée américaine, parachutée sur le Cotentin, en plein territoire ennemi. On est sans nouvelles ; le chef de l’État-major des États-Unis décide de monter une expédition de sauvetage. Le capitaine Miller doit retrouver Ryan et, s’il est encore vivant, le faire rapatrier chez lui. Au fil de leur quête, Miller et ses hommes s’interrogent de plus en plus face au carnage qui sévit autour d’eux : est-ce que la vie du soldat Ryan vaut celles risquées par ceux qui tentent de le retrouver ?
La séquence finale, en inclusion avec la séquence d’ouverture, donne la réponse. On y voit un vieux vétéran de la seconde guerre mondiale, avec ses enfants et ses petits-enfants, au cimetière militaire américain de Colleville-sur-Mer, dans le Calvados : il s’agit de James Ryan. Face à la tombe du capitaine Miller, James Ryan demande à sa femme de lui confirmer qu’il a vécu une vie digne et qu’il est un homme bien. Ainsi, le sacrifice de Miller et des autres n’aura pas été fait en vain. Ryan, alors rassuré, salue avec gravité et respect la tombe du capitaine Miller, tombé au champ d’honneur pour le sauver.
On a beaucoup salué le film de Spielberg pour la prouesse technique, la vérité historique et plus encore psychologique de la réalité du débarquement du 6 août 1944. Les psychologues militaires ont dit que c’est le film le plus réaliste qui fut tourné. Je voudrais souligner un autre point qui donne au scénario une grandeur qui le hisse au-dessus du simple film historique.
À la fin du film, le capitaine John H. Miller (Tom Hanks) dit à James Ryan (Matt Damon) dont il vient de sauver la vie : « Mérite-la ! » Spielberg qui a ajouté cette phrase au scénario initial explique : « Je ne veux pas donner un sens définitif à cette phrase, c’est au public de l’interpréter. C’est à mon sens l’un des moments les plus importants du film. Cette phrase ne se trouvait pas dans le scénario original, je l’ai rajoutée ».
La pluie purificatrice.
Comment ne pas être touché par une personne qui a donné sa vie pour nous ? Ici, plus encore, il s’agit de sept hommes (je crois). Spontanément, je ne pourrais m’empêcher de me sentir non pas en dette, mais en action de grâces pour le don qui m’a été fait et j’essaierai de vivre à la hauteur de ce don. Toute la logique du don trouve ici à se vérifier.
Quand j’ai entendu cette parole, je fus bouleversé, ému aux larmes.
Or, le chrétien, lorsqu’il contemple la Croix, sait que ce n’est pas seulement la vie d’un homme ou de plusieurs qui fut offerte pour lui, pour le sauver, mais la vie même de Dieu. Combien plus se sent-il appelé à « la mériter ». C’est la dynamique chrétienne que décrit saint Jean (1 Jn 4,7-16) ; c’est celle que l’on retrouve dans le martyre, surtout offert par amour de l’autre : Maximilien Kolbe. Je crois aussi que c’est la source de la très grande émotion qui nous prend à la fin de La Strada : Zampano prend soudain conscience que Gelsomina a donné sa vie pour lui. Et Mendoza cherche qui pourra offrir sa vie pour lui dans Mission : mais comme cette offrande n’est pas visible, le pardon, pour être émouvant, est moins grandiose.
Le film montre aussi le contre-exemple, car un Américain tue le soldat allemand qui a abattu le capitaine et un autre. Sans autre motif que la vengeance, semble-t-il. Dans un cas, l’on tue gratuitement ; dans l’autre, l’on donne sa vie, gratuitement.
Le bien est nommé comme un « si précieux sacrifice ».
Au terme, Matt Damon devenu vieux dira : « chaque jour », ce qui signifie qu’il a intériorisé la source.
Alors vient la demande, si légitime, de feed back : « Ai-je été un homme bien ? » En effet, d’un côté, le bien appelle le bien, le bien reçu demande le don offert. De l’autre, nous ne pouvons nous justifier. Il reste une seule solution : que ceux à qui nous nous sommes donnés puissent le reconnaître.
La réponse, très sobre, de sa femme : « You are », est ajustée : ni le silence, ni un flux de paroles rassurantes. Elle atteste, au présent.
Enfin, tout s’achève sur la vision de la tombe du capitaine Miller, du 2ème Ranger de Pennsylvanie, tombé le 13 juin 1944, et qui a donné sa vie : la source demeure première. Et ce don de soi est doublement souligné. D’une part, cette tombe a la forme de la Croix, sur laquelle le Christ a totalement renoncé à lui, par amour, pour que nous ayons la vie. D’autre part, le tout sur fond de drapeau américain, non pas par patriotisme étroit, mais parce que le don de soi n’existe jamais qu’incarné dans une communauté.
https://www.facebook.com/Tokyo.Zombies/videos/1157187514378287/
Cette belle vidéo qui circule sur internet montre un homme qui multiplie les petits services quotidiens à tous ceux qu’il rencontre et qui, un jour, voit ses dons les plus divers fructifier : je vous laisse les découvrir.
Ce petit film illustre plusieurs vérités sur la dynamique de gratitude : le don répété de cet homme est désintéressé ; le retour se dessine peu à peu ; ce retour est gratuit et nullement exigé (la meilleure preuve en est la surprise lorsque l’homme voit la petite mendiante devenir écolière) ; après avoir éveillé de l’incompréhension, voire du soupçon et du mépris, le jeune homme suscite de l’émerveillement, des remerciements en boucle, et même des services en cascade.
Ainsi, la gratitude qui est considérée du point de vue affectif, comme joie et bonheur (et nous avons vu que c’est le point de vue de la psychologie positive) est aussi, et plus encore, envisagée comme un acte (un acte de réponse qui est gratuit comme l’est le don qui l’a suscité) et un acte qui transforme les différents acteurs.
On pourrait enfin se demander comment (où) cet homme trouve la ressource pour donner ainsi gratuitement sans se lasser, sans jamais exiger. La réponse tient peut-être en son attitude religieuse. En effet, si nous le voyons constamment en train d’agir, de multiplier des dons, il y a un moment où nous le voyons recevoir : c’est lorsqu’il s’agenouille, joint les mains, et prie. Ainsi, c’est parce qu’il reçoit gratuitement (de Dieu), qu’il peut donner gratuitement (aux autres). Ce qui est le cœur battant de la parole de Jésus : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).
Et si cet exemple, gratuitement reçu, m’incitait à mon tour à donner, et donc me transformait.
Peu de jours après la mort de Rainer Maria, je recevais la lettre suivante, signée simplement « Une femme ». Je la publie sans y changer un mot. Elle apporte un témoignage si humain, si nu, que tout commentaire est inutile; j’ai simplement appris depuis que la rencontre dont il est question ici avait eu lieu en 1906.
« Paris le 7 janvier 1927.
« Monsieur, je viens à vous ce soir, où j’ai lu vos lignes sur Rainer Maria Rilke.
« Je l’ai connu avant la guerre et [104] je veux vous dire de lui un seul fait, un fait qui n’a pu se passer qu’auprès d’une femme.
« Nous marchions le long de la grille du Luxembourg, au coin tranquille où la bonne dame de Nohant étendait sa large robe encore un peu trop blanche. Je ne sais plus de quoi nous nous taisions. Je finissais peut-être en moi, de façon romanesque et ridicule, l’histoire d’Abelone. (Les femmes mettent longtemps à admettre les histoires infinies et indéfinies comme celles de Rilke, des histoires toujours reprises, qui ne se terminent jamais qu’avec un point de suspension devant du mystère.)
« Lui, songeait à sa mort peut-être, à cette mort qui vient de commencer son règne, cette mort pâle, discrète et silencieuse qu’eût renié le haut « Grand-Père », mort avec de hauts cris, dans [105] une haute salle, au milieu d’un grand monde.
« Ou il pensait, sans doute, souriant, à ce qu’il allait faire.
« Il m’avait abordée, ce jour-là, tenant à la main une rose superbe, il ne me l’avait pas offerte, il ne l’avait pas donnée en pâture aux mains sacrilèges de mon bébé de deux ans dont Rilke aimait la beauté, et je n’avais pas demandé raison de la présence de cette fleur splendide et insolite.
« Sur le petit mur de la grille, nous trouvions, presque tous les jours, une vieille femme assise. Elle mendiait avec discrétion et honte puisque ses yeux ne se levaient jamais vers les passants, puisqu’une prière ne sortait jamais de ses lèvres : elle mendiait de toute son attitude avec son dos rond toujours couvert d’un fichu noir, quoique ce soit l’été, [106] avec la ligne tombante de ses lèvres, avec ses mains surtout, ses mains toujours à moitié vêtues de mitaines et qu’elle tenait très serrées l’une sur l’autre au milieu de ses genoux rapprochés, ses mains plus mendiantes ainsi que des mains tendues. Toutes les fois d’un commun accord, nous déposions auprès de ces mains l’aumône sollicitée, avec tant d’art innocent, par elles. La vieille femme, sans lever la tête, accentuait les lignes de douleur de sa face et nous n’avions jamais vu ses yeux, ni entendu son merci, et tous les passants donneurs avaient notre sort.
« J’avais dit une fois : « Elle est peut-être riche, elle a une cassette comme Harpagon. – R. Maria n’avait répondu qu’avec un regard de reproche, un reproche léger, qui s’excusait, mais qui était si étonné d’exister à cause de moi que j’en avais rougi. [107]
« Ce jour-là, – la mendiante venait de s’installer dans sa pose de misère, – elle n’avait encore rien reçu), je vis Rilke s’incliner devant elle, avec respect, non un respect formaliste et du bout des lèvres, mais un respect à la Rilke, un respect total, de toute l’âme, – puis, il posa la belle rose sur les genoux de la vieille.
« La vieille, alors leva sur R. Maria les véroniques de ses yeux (des véroniques si bleues et si fraîches dans les paupières rouges et chassieuses) avec un geste prompt et si adéquat à tout, elle saisit la main de Rilke, la baisa et s’en alla à petits pas usés, – sans mendier davantage ce jour-là.
« Rilke effaça le bas de son visage, me regarda de tous ses yeux, de tout son front. Je ne lui dis rien. Je tâchai de lui prouver sans paroles, que j’avais [108] compris sa leçon, que j’aimais infiniment sa façon de penser les êtres, qu’à les penser ainsi si beaux par l’âme, si d’élite, si divins, c’est lui, lui-même, qui les rendait beaux et divins, qui leur suggérait des gestes descendus directement de la plus haute noblesse.
« UNE FEMME. »(1)
Il semblerait que la gratitude soit une tendance naturelle, innée, donc, universelle, au même titre que les autres qui sont énumérées par saint Thomas, sans d’ailleurs prétendre à l’exhaustivité(2). Toutefois, chaque personne présente une tendance différente, variable selon les personnes, à l’émotion de gratitude : on l’appelle « orientation reconnaissante(3) ». Cette orientation est mesurée à partir de quatre critères. Les deux premiers mesurent les actes de gratitude : synchroniquement, leur fréquence ; diachroniquement, leur intensité. Les deux autres concernent les deux autres pôles relationnels : le nombre de personnes vis-à-vis de qui la personne éprouve de la gratitude (densité) ; le nombre de choses (dons, services) pour lesquelles la personne est reconnaissante (étendue(4)). Pour autant, la gratitude peut s’acquérir et surtout croître, par entraînement. Autrement dit, la gratitude n’est pas qu’une disposition innée, mais est aussi une vertu acquise. De multiples moyens ont été explorés et validés. Elle a par exemple été testée à partir du journal de gratitude. L’expérience peut-être la plus fameuse répartit les étudiants en trois groupes, selon qu’ils notent des événements suscitant la reconnaissance, des sentiments désagréables ou des événements neutres(5).
Considérons maintenant les différences selon le genre. Les études montrent que la femme exprime plus aisément sa reconnaissance, de la jeunesse à la vieillesse(6). En effet, plus que l’homme, la femme valorise la relation, en prend soin ; or, la gratitude nourrit le lien(7). Inversement, on le sait, l’homme exprime plus difficilement leur gratitude. Pour quelle raison ? En effet, la gratitude est un sentiment ; or, dans la représentation du masculin, l’homme exprime moins ses sentiments que la femme(8). Par exemple, si les hommes pratiquent volontiers le journal de gratitude, ils peinent plus à écrire une lettre ou à faire une visite de gratitude ; or, le premier requiert de dire son émotion à soi seul, et les deux autres de l’exposer à autrui(9).
Faut-il le préciser ?, le vécu, les rituels de la gratitude diffèrent beaucoup en fonction des cultures. Quant à l’existence, la gratitude est plus valorisée en Allemagne ou au Japon qu’aux États-Unis, les Américains l’interprétant comme une soumission ou une obligation(10). Quant aux manières de s’exprimer, la reconnaissance est aussi variable. Par exemple, le fait d’écrire une lettre de remerciements augmente plus le sentiment de gratitude chez les Américains que chez les Coréens. Sans doute est-ce à cause de la corrélation avec le sentiment de dette, qui est plus grande chez ces derniers(11). Quant à la différence entre gratitude et dette, en Thaïlande, les deux sentiments croissent ensemble à l’égard de la personne qui rend un service(12). Toutefois, si la gratitude présente une grande variabilité culturelle, sa diversité concerne ses manifestations particulières et non son essence universelle.
Comme les ouvrages précédents de la même collection, nous croiserons trois démarches : scientifique, philosophique et théologique. Les sagesses philosophique et théologique méditent sur la reconnaissance depuis fort longtemps. Ainsi le philosophe stoïcien et homme politique romain a rédigé un ouvrage Des bienfaits (entre 60 et 65) : le lien social était en crise à Rome ; il chercha à le refonder non pas sur le schéma donnant-donnant (commerçant-client), mais sur la bienfaisance, c’est-à-dire du don sans retour ; à cette occasion, il traite longuement de la gratitude et de l’ingratitude(13). La Bible(14), quant à elle, est remplie de chants de louange, depuis le chapitre 1 du livre de la Genèse où Dieu s’émerveille à dix reprises de la bonté et de la beauté de sa création(15), jusqu’à l’Apocalypse qui met en scène à sept reprises la foule des sauvés célébrant la gloire éblouissante de Dieu(16), en passant par les 150 psaumes(17) et d’innombrables cantiques d’action de grâces(18). Si les sciences humaines et la psychologie sociale étudient la gratitude depuis peu, leurs apports sont très précieux, parce qu’elles confirme et proposent des applications pratiques.
J’ajouterai deux précisions à propos de l’approche psychologique de la gratitude.
1. La première concerne les limites de l’approche en psychologie positive. Celle-ci est très précieuse, et nous allons nous référer à de nombreuses études éclairantes, autant sur la mise en pratique de la gratitude que sur son essence. Toutefois, cette perspective présente deux types de limites.
Certaines limites sont externes à la psychologie positive, liées à une mécompréhension de celle-ci et donc dépassées par elle. Par exemple, on a constaté que, pour mobiliser des étudiants à l’égard de l’environnement, le regret est plus efficace que la gratitude(19). Ainsi, psychologie positive ne signifie pas une « positivation » unilatérale. LeYesman ne peut pas exclure le « non ». Sinon (!), son optimisme serait purement réactif et un déni du pessimisme. Il s’agit donc non seulement d’accueillir sentiments agréables et désagréables, mais d’intégrer les seconds dans les premiers, comme dans le beau film d’animation Vice-Versa. Par exemple, la tristesse de la faute, ce que l’on appelle le regret ou la contrition, aide grandement à son amendement et à la résolution de ne plus recommencer. Seulement, elle doit être mise au service de l’amour et de l’espérance.
D’autres limites sont internes à la psychologie positive. À l’instar du pardon et des autres actes éthiques ou religieux, la gratitude ne se retrouve pas dans son intégralité : le passage en psychologie l’ampute de sa finalité gratuite. Elle est en effet pratiquée en vue d’apporter un surcroît de bien-être et non en vue de se donner ou de constituer une communion voulue pour elle-même. La personne cessera donc de bénir si la bénédiction n’apporte pas tout le réconfort escompté. À ce recyclage narcissique de la gratitude qui est finalisant la gratitude par la maximisation du bien-être, s’ajoutent deux autres limites : la faire surgir surtout du sentiment et non pas, plus radicalement de l’amour ; individualiser la reconnaissance.
L’apport spécifique de la vision chrétienne est de considérer la source de la gratitude qu’est l’amour-don et donc l’intègre dans l’immense pulsation de sortie de Dieu et retour vers Dieu. Dès lors, la gratitude se mesure non pas au seul sujet reconnaissant et au bien-être ressenti, mais à ce que Dieu veut et au don de soi. En effet, la foi permet de voir dans le don le Donateur et l’espérance de croire (faire confiance) qu’il est là, même lorsqu’il semble se retirer. Or, la charité se fonde sur la foi et l’espérance.
2. La seconde mise au point concerne l’utilisation de méthodes. Deux attitudes extrêmes en manquent le sens. La première mise tout sur la méthode. Elle risque de perdre l’âme et de faire de la gratitude une recette ; or, nous avons vu que seul l’enracinement authentique dans l’émotion en garantissait les fruits. Tout au contraire, la seconde la méprise (« l’amour et la louange suffisent ») ou la suspecte de faire de l’homme à un automate ; mais c’est là encore réduire l’habitus à un habitude ; c’est oublier que les automatismes allègent précieusement la vie (imaginez que nous devions penser à tout ce qu’implique notre marche verticale, comme lorsque nous l’avons mis en place aux alentours d’un an…). En fait, ces deux attitudes opposées réduisent la méthode à sa caricature, la recette(20). L’étymologie nous assure du contraire : elle est hodos, ce qui signifie « chemin » en grec. « Il n’y a pas de recette miracle, mais plutôt un chemin à construire(21) ». La différence entre la méthode-recette (fossile) et la méthode-chemin (de vie) réside en deux choses : que la méthode jaillisse du cœur et qu’elle soit au service de l’amour.
Nombreux sont les ouvrages qui traitent de la dépression. D’un point de vue chrétien, sont précieux les livres suivants :
(1)Edmond Jaloux, Rainer Maria Rilke, Paris, Émile-Paul Frères, 1927, p. 103-108.
(2)Cf. s. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 94, a. 2.
(3)Cf. Rébecca Shankland, La psychologie positive, Paris, Dunod, 2014.
(4)Cf. Michael E. McCullough, Robert A. Emmons & Jo-Ann Tsang, « The grateful disposition. A conceptual and empirical topography », Journal of Personality and Social Psychology, 82 (2002) n° 1, p. 112-127.
(5)Cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, coll. « Les carnets de vie », Paris, Odile Jacob, 2016, p. 40-42.
(6)Cf. Todd B. Kashdan, Anjali Mishra, William E. Breen & Jeffrey J. Froh, « Gender differences in gratitude. Examining apparaisals, narratives, the willingness to express emotions, and changes in psychological needs », Journal of Personality, 77 (2009) , p. 691-730.
(7)Cf. Lukasz D. Kaczmarek, Todd B. Kashdan, Dariusz Drążkowski, Aleksandra Bujacz & Fallon R. Goodman, « Why do greater curiosity and fewer depressive symptoms predict gratitude intervention use ? », Personality and Individual Differences, 66 (2014), p. 165-170.
(8)Cf. Ronald F Levant & Gini Kopecky, Masculinity Reconstructed. Changing the Rules of Manhood at Work, in Relationships, and in Family Life, New York, Dutton, 1995.
(9)Cf. Lukasz D. Kaczmarek, Todd B. Kashdan, Dariusz Drazkowski, Jolanta Enko, Michał Kosakowski, Agata Szäefer & Aleksandra Bujacz, « Why do people prefer gratitude journaling over gratitude letters ? The influence of individual differences in motivation and personalityon web-based interventions », Personality and Individual Differences, 75 (2015), p. 1-6.
(10)Cf. Hazel Rose Markus & Shinobu Kitayama, « Culture and the self. Implications for cognition, emotion, and motivation », Psychological Review, 98 (1991) n° 2, p. 224-253.
(11)Cf. Kristin A. Layous, « Culture matters when designing a successful happiness-increasing activity. A comparison of the United States and South Korea », Journal of Cross-Cultural Psychology, 44 (2013) n° 8, p. 1294-1303.
(12)Cf. Takashi Naito, Janjira Wangwan & Motoko Tani, « Gratitude in university students in Japan and Thailand », Journal of Cross-Cultural Psychology, 36 (2005) n° 2, p. 247-263.
(13)Pour une brève situation historique du traité, cf. l’introduction de Paul Veyne, Sénèque, Les bienfaits, p. 391-403.
(14)Le plus souvent, nous prenons la traduction liturgique.
(15)« Et Dieu vit que cela était beau-bon [tov] » (Gn 1,3.6.9.11.14.20.24.26.28.29).
(16)Cf. Ap 4, 1-11 ; 7,9-17 ; 11,16-12,8 ; 15, 3-4 ; 19,1-8 ; 22,6-21. Selon Enzo Bianchi, ces louanges s’organisent d’après une structure concentrique qui place l’Incarnation au centre (cf. Le monde sauvé. Commentaire de l’Apocalypse de Jean, trad. Isabella Montersino, Paris, Lethielleux, 2004, p. 50. Cf. aussi Jacques Ellul, Apocalypse. Architecture en mouvement, Paris, Desclée, 1975, p. 36-39).
(17)Cf., notamment, Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Paris, Seuil, 1980, chap. 3 ; Didier Rimaud, Les psaumes, poèmes de Dieu, prières des hommes, « Les psaumes, poèmes de Dieu, prières des hommes », Supplément à Vie chrétienne, 431 (1998), Paris, Vie chrétienne, 1998, chap. 2 : « Les psaumes sont des poèmes de louange » ; André Wénin, Le livre des Louanges. Entrer dans les Psaumes, coll. « Écritures » n° 6, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2001. Nous suivons la numérotation des psaumes dans la Bible hébraïque.
(18)Pour une première approche, cf. Xavier Léon-Dufour (éd.), Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Le Cerf, 51981. S’il n’y a pas d’entrée pour « Gratitude » ou « Reconnaissance », cf., en revanche, « Action de grâces » (col. 12-15), « Eucharistie » (col. 404-411) et « Louange » (col. 680-684).
(19)Cf. Takashi Naito, Tomoko Matsuda, Pachongchit Intasuwan, Wiladlak Chuawanlee, Supaporn Thanachanan, Jarun Ounthitiwat & Meiko Fukushima, « Gratitude for, and regret toward, nature. Relationships to proenvironmental intent of university students from Japan », Social Behavior and Personality, 38 (2010), p. 933-1008.
(20)Sur la différence entre méthode (vertu) et recette, cf. Pascal Ide, « L’éducation aux vertus », Éducation et nouvelle évangélisation, colloque de Rome, 31 janvier au 2 février 2014, Paris, L’Emmanuel, 2015, p. 65-118 : 2.a.
(21)Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, p. 98.
Outre les multiples articles (presque tous anglophones) qui sont cités en notes :
Ainsi la gratitude recouvre la totalité des trois moments du don – réception, appropriation, donation – dont elle est le cœur pulsatile.
D’abord, elle ne s’identifie pas au seul acte de retour, comme l’affirment les Anciens et les médiévaux – et, à sa manière, Marcel Mauss, dont le trépied est tout entier centré sur l’énigme du rendre. Elle ne s’égale pas non plus au seul recevoir que, par une juste réaction, Ricœur oppose à Mauss : « C’est sur la gratitude que repose le bon recevoir qui est l’âme de ce partage entre la bonne et la mauvaise réciprocité(22) ». Elle ne se confond pas, enfin, avec le seul deuxième moment, l’appropriation ou l’émotion qui touche et transforme, ainsi qu’y insistent les études de psychologie sociale. Mais la gratitude vit de ce passage constant, de ce flux d’amour par lequel nous allons de l’émerveillement d’être aimé à la générosité risquée d’aimer, en passant par la bénédiction de s’estimer.
De même, une anthropologie de la gratitude (par conséquent du cœur et du don) valorise la mémoire, comme enracinement dans le don originaire, c’est-à-dire comme capacité de transformer le commencement en origine, comme présentification du don, c’est-à-dire comme actualisation du passé. Elle valorise aussi l’imagination comme capacité d’inviter l’avenir dans le présent en l’attendant avec une ferme confiance et en se représentant le don à accomplir. Enfin, elle convoque la troisième extase du temps par l’attention, qui n’est pas une faculté et ne requiert pas une faculté particulière.
- Je renvoie à la version longue de ce chapitre qui se trouve sur le site, ainsi qu’aux ouvrages de philosophie cités dans la bibliographie finale.
- Pascal Ide, « La gratitude, âme du don », Feu et lumière, 306 (juin 2011), p. 21-23.
(22)Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 352. Souligné dans le texte. « Le recevoir [est] le terme charnière entre le donner et le rendre » (p. 377).
« La gratitude – mot admirable dont il me semble qu’on a rarement pénétré le sens profond(23) ».
La reconnaissance ou gratitude est la réponse à un bienfait. Telle est la définition spontanée, celle qu’évoque l’étymologie du préfixe de re-connaissance, celle que l’on trouve dans les différents dictionnaires et aussi chez les philosophes(24). Toutefois, cette définition ne résout pas deux questions. Tout d’abord, à quoi s’identifie la gratitude : à la prise de conscience du bienfait, à l’émotion éprouvée en le recevant ou à l’acte de remerciement qu’appelle ce bienfait ? Ensuite, la reconnaissance est-elle gratuite ou obligatoire ? Par exemple, quand quelqu’un me rend gratuitement service, suis-je en dette à son égard ?
La gratitude fut successivement considérée dans l’histoire de l’Occident comme un acte (plus précisément une vertu), une émotion, une connaissance(25).
Pour faire simple (mais pas simpliste), les auteurs de l’Antiquité et du Moyen-âge en ont fait une vertu, c’est-à-dire une disposition à l’acte. Sénèque écrit que « la bienfaisance relève de la vertu(26) » et Cicéron va jusqu’à affirmer que, « de toutes les vertus, la gratitude est la plus grande, la mère de toutes les autres(27) ». De même, Saint Thomas – qui « est pratiquement le seul auteur [médiéval] qui ait laissé sur la gratitude un développement un peu abondant(28) » – l’identifie à une vertu spéciale, celle par laquelle nous « répondons à la générosité des bienfaiteurs(29) ».
Les auteurs modernes introduisent un autre aspect qui, s’il n’était pas absent chez les Anciens(30), va devenir de plus en plus prédominant : l’émotion ou le sentiment. « La reconnaissance – écrit Descartes – est […] une espèce d’amour excitée en nous par quelque action de celui » qui « nous a fait quelque bien(31) ». Spinoza renchérit : « La reconnaissance ou gratitude est le désir ou l’élan d’amour par lequel nous nous efforçons de faire du bien à celui qui nous en a fait par un même sentiment d’amour envers nous(32) ». Toutefois, les philosophes ne cessent pas d’en faire une vertu ou plutôt un acte. C’est ainsi que Kant allie le double aspect, vertueux et émotionnel, distinguant « la reconnaissance active et la reconnaissance purement affective(33) », celle que l’on retrouve dans la sympathie(34). Voire, il insiste davantage sur le premier aspect en faisant de la reconnaissance un « devoir ». Quant à l’ingratitude, elle est, chez tous ces auteurs, non pas une émotion, mais un vice, donc le contraire d’une vertu(35).
Les auteurs contemporains n’oublient pas les acquis du passé. Par exemple, André Comte-Sponville voit dans la gratitude « la plus agréable des vertus, et le plus vertueux des plaisirs(36) », joignant ainsi dimensions active et affective (passive). Mais les philosophes actuels introduisent une troisième dimension en insistant sur la connaissance ou plutôt sur la reconnaissance. Celle-ci est d’abord interprétée comme capacité à découvrir la vérité par soi-même(37) avant de désigner une relation, voire le cœur de la relation : l’homme agit pour reconnaître autrui ou être reconnu par lui(38). C’est ainsi que, dans son ultime ouvrage, Parcours de la reconnaissance, Paul Ricœur souligne d’abord cette signification cognitive – reconnaître la vérité (premier parcours), me reconnaître (deuxième parcours) et reconnaître l’autre (troisième parcours) –, avant d’en venir, à la toute fin, à la reconnaissance-gratitude(39).
La gratitude apparaît donc, selon les auteurs et les époques, comme un acte (voire une vertu), une émotion ou une connaissance. Comment trancher ? Mais, au fait, pourquoi trancher ?
Lucile a un an et demi. « Elle était assise à table et venait de faire tomber son doudou. Au moment de le lui redonner, elle s’exclama : ‘Merciiii !’, avec des yeux pétillants de joie et de bienveillance à l’égard du bienfaiteur qui avait ramassé son lapin. Par contraste, dans d’autres situations dans lesquelles elle éprouvait de la joie, elle ne disait pas merci ; par exemple, lorsqu’elle voyait arriver son frère ou l’une de ses sœurs, elle arborait un grand sourire, mais ne remerciait pas pour autant. Elle semblait donc avoir intégré le fait que ‘merci’ exprimait la joie éprouvée lorsqu’on bénéficie d’un geste bienveillant(40) ».
Lucile pose un acte complet de gratitude : connaissance du bienfait (elle a « intégré le fait que ‘merci’ exprimait la joie éprouvée lorsqu’on bénéficie d’un geste bienveillant ») ; émotion (« yeux pétillants de joie ») ; réponse active (« elle s’exclama : ‘Merciiii !’ »). Repartons de notre définition de la reconnaissance comme réponse de l’homme à un don gratuit. Cette réponse est un acte, parole ou geste : en effet, elle implique une décision (le bénéficiaire peut ne rien dire ni ne rien faire en retour du don reçu). Or, cette réponse suppose que le bénéficiaire sache qu’il a reçu un don. Enfin, recevoir un don ne suffit pas ; il faut encore être touché par ce don. Rébecca Shankland commence ainsi son livre sur la reconnaissance : « La gratitude est une émotion agréable que l’on éprouve lorsqu’on reçoit une aide ou un don d’autrui et qu’il s’agit d’un geste intentionnel et désintéressé(41) ». De fait, les études de psychologie non seulement soulignent cette dimension émotionnelle, retrouvant l’intuition des modernes qui identifiaient la gratitude à une passion, mais elles en font sa définition(42). Toutefois, elles la corrèlent toujours, en amont, à la connaissance et, en aval, à l’action(43), au point de parler de la gratitude comme d’une « émotion morale »(44). « La gratitude – écrit le psychiatre Christophe André – consiste à reconnaître le bien que l’on doit aux autres. Et plus encore à se réjouir de ce que l’on doit, au lieu de chercher à l’oublier(45) ». Enfin, si l’acte devient habituel, il engendre une disposition stable qui incline à poser aisément cet acte, ce que la morale appelle une vertu(46) : la vertu de gratitude.
La gratitude présente donc trois aspects : cognitif, affectif et actif – voire un quatrième, vertueux. Ce troisième aspect peut aussi être qualifié de volitif (car il est un acte de la volonté) ou de conatif (car, provenant du latin conatus, « effort, élan », il souligne l’initiative de la réponse). On peut rapporter ces trois aspects aux facultés de l’homme (facultés de connaissance, sens et intelligence ; facultés affectives sensibles, concupiscible et irascible ; faculté affective et active spirituelle, volonté et liberté) ou leur symbole corporel (tête, cœur, mains). Ils peuvent aussi donner lieu à trois définitions de la gratitude selon qu’on la centre sur l’un des trois aspects. Ils sont enfin corrélés de manière particulière à l’une des trois extases du temps : touché maintenant, je re-connais, c’est-à-dire je connais que le don est déjà là, donc est passé (d’où le préfixe de redoublement) et je me dispose à y répondre dans un futur acte de remerciement.
Enfin, ces trois aspects sont ordonnés et se succèdent. D’abord, tout sentiment se fonde sur une connaissance préalable. Nous ne nous mettrions pas en colère si nous n’étions témoin d’une injustice ; Roméo n’aimerait pas Juliette s’il ne la connaissait pas, au moins très vaguement. Ensuite, notre action se fonde souvent sur une émotion qui la porte. En colère, nous décidons d’intenter un procès ; amoureux, Roméo met tout en œuvre pour revoir sa bien-aimée. Il en est de même pour la gratitude : celui qui (re)connaît le don est touché et, touché, pose un don en retour.
Résumons nos analyses sur la nature de la gratitude dans le tableau suivant
Aspect cognitif | Aspect émotif | Aspect actif (voir vertueux) | |
---|---|---|---|
Définition | La gratitude est la conscience (re-connaissance) du bienfait | La gratitude est le sentiment éprouvé en recevant le bienfait | La gratitude est la réponse au bienfait |
Prévalence selon les époques | Époque contemporaine | Époque moderne | Époque antique et médiévale |
Les facultés de l’homme | Les facultés de connaissance, sens et l’intelligence | L’affectivité sensible | La volonté libre |
Le symbole corporel | La tête (Head) | Le cœur (Heart) | La main (Hand) |
La relation au temps | Le passé | Le présent | L'avenir |
Mais comment choisir ? C’est trop de trois définitions de la gratitude. Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord en affronter une autre : la reconnaissance est-elle un dû ou un don ?
Là de même, nous rencontrons deux opinions opposées(47).
Certains lient la gratitude à une dette. C’est ainsi que Kant fait de la reconnaissance « un devoir » et « pas seulement une maxime de prudence ». En effet, « je suis leur obligé [aux bienfaiteurs] à cause de la bienfaisance dont j’ai été l’objet(48) ». Simone Weil dit de la reconnaissance qu’elle « est due par l’obligé […] à titre de réciprocité(49) ». Si saint Thomas introduit une certaine souplesse dans la reddition de dette, il fait tout de même de la gratitude une vertu annexe à la justice qui consiste à « rendre à chacun selon ce qui lui est dû(50à ». Et saint François de Sales s’inscrit dans son sillage : « La gratitude est une vertu par laquelle nous rendons à ceux qui nous ont fait du bien quelque sorte de contre-échange, ou par honneurs, ou par services, ou par des autres réciproques bienfaits(51) ». Aujourd’hui, Gabriel Marcel lie la gratitude à la dette, cela par le biais de l’honneur :
« L’honneur est vraiment lié […] à la gratitude – mot admirable dont il me semble qu’on a rarement pénétré le sens profond. D’où vient qu’en quelque manière l’ingrat pèche contre l’honneur ? Ne serait-ce pas qu’en quelque façon il trahit, il rompt un certain lien, profitant bassement de ce que son bienfaiteur […] s’est bien gardé de lui demander rien qui ressemble à une reconnaissance de dette ? Mais justement l’homme d’honneur se sentira d’autant plus obligé que cette reconnaissance de dette n’existe pas ; il considérerait comme une simple vilenie de déclarer n’être tenu par rien, parce qu’on ne lui a rien demandé. Il lui semble que c’est exactement l’inverse qui est vrai. On pourrait donc dire, je crois, qu’une éthique de l’honneur n’est pas seulement une éthique de la fidélité, mais encore une éthique de la gratitude et qu’à la limite cette gratitude affecte un caractère ontologique, car elle porte sur le fait même d’avoir été admis à être, c’est-à-dire au fond d’avoir été créé(52) ».D’autres auteurs, tout à l’opposé, fondent la gratitude sur la gratuité. Pour Vladimir Jankélévitch, « ma gratitude suit gratuitement et gracieusement (c’est-à-dire librement) votre offrande(53) ». Un autre philosophe contemporain, Gabriel Marcel, souligne que la « gratitude affecte un caractère ontologique, car elle porte sur le fait même d’avoir été admis à être, c’est-à-dire au fond d’avoir été créé(54) » ; or, la création est un don : nul ne peut exiger d’exister(55).
Affirmons haut et clair que le don du bienfaiteur ne rend pas débiteur. Il ne peut donc en rien exiger le « merci » de la part du bénéficiaire. D’abord, jusque dans sa sonorité, le terme gratitude évoque la gratuité ; gratitudo vient du latin gratia, qui désigne notamment un don désintéressé : le Président de la République accorde sa grâce. Ensuite, tout le monde s’accorde pour affirmer que le bienfait qui suscite la gratitude n’est pas un dû ; comment la réponse le serait-elle ? Enfin, nous le verrons en détail, le sentiment de gratitude est d’autant plus grand et l’élan du remerciement d’autant plus puissant que le bienfait est perçu comme désintéressé. Si quelqu’un vous offre spontanément son aide pour remplacer une roue de secours, vous êtes reconnaissant ; mais, si après son service, vous découvrez que votre sauveur attend que vous lui rendiez la pareille, subitement, votre gratitude s’affaisse, voire s’efface.
Toutefois, si le don offert est gratuit, pourquoi le bénéficiaire se sent-il obligé à rendre quelque chose ? Cette obligation de reconnaissance est telle que les philosophes, prêtant leur voix au sens commun, font de l’ingratitude un « vice hautement détestable(56) » qui éveille l’indignation. En effet, celui qui a reçu un don se sent fortement poussé à répondre au bienfaiteur, au minimum à le remercier, au maximum à poser un geste comme un cadeau ou une invitation en retour. Mais, une nouvelle fois, comment une telle réponse ne se transformera-t-elle pas en dette ?
Nous répondrons en deux temps qui inviteront chacun à poser une distinction.
L’objection affirme : si la gratitude est nécessaire, elle provient d’un dû ; si je me sens obligé de dire merci ou de rendre l’invitation, c’est que j’ai contracté une dette en acceptant le don. Autrement dit, la difficulté bloque ensemble obligation (à agir) et devoir (imposé par une loi).
C’est confondre deux nécessités ou obligations : extérieure et intérieure. La dette est une obligation extérieure qui m’est imposée, ici par la nature du lien : si le prix affiché de la baguette est d’1,20 €, je dois avancer cette somme pour en acheter une. Mais il y a des obligations intérieures que je m’impose. Or, dans la gratitude, nulle loi ni nul contrat ne me prescrit de dire « merci » à celui qui ramasse le portefeuille que j’ai étourdiment laissé tomber et nulle contravention ne sanctionnera mon éventuel (et impoli) mutisme. En revanche, c’est du dedans et même du plus intime que le bénéficiaire aspire à remercier. Nous ne nous sentons nullement contraints à répondre au sourire d’un inconnu qui passe par un autre sourire, et pourtant nous nous sentons appelés, inclinés à le faire. Si quelqu’un nous tient la porte, nous sommes spontanément incités à la tenir à notre tour à celui qui nous suit. Là encore, rien d’obligé, mais nous sommes animés par un moteur bien plus puissant qu’une loi qui nous enjoindrait à rendre la pareille. Ce que l’expérience commune atteste, des expérimentations rapportés au prochain chapitre le montreront.
L’objecteur ne demeurera pas en reste. Concédons qu’il y a non pas dette, mais don gratuit. Toutefois, celui qui a reçu, même gratuitement, ne peut pas, sans fauter par ingratitude, ne pas faire retour ; il n’a pas le choix entre répondre et ne pas répondre. Or, est libre, celui qui peut choisir une autre voie et contraint celui qui n’a qu’une seule issue. À un carrefour, je peux emprunter telle ou telle sortie ; sur une autoroute, je ne peux que rouler devant moi. Donc, une nouvelle fois, il y a asymétrie : si le don est gratuit, la gratitude ne l’est point.
Implicitement, l’objection oppose deux formes d’action et, au-delà deux espèces d’être. Dans la nature, les événements sont déterminés à une seule chose : la pomme ne peut pas ne pas tomber sur la Terre, l’électron (qui est une particule négative) ne pas être attiré par le proton (qui est une particule négative) et l’abeille ne pas fabriquer des alvéoles hexagonales(57). En revanche, chez l’homme, les actes sont ouverts à une pluralité de possibilités et donc indéterminés : je peux acheter la baguette, mais aussi un pain de campagne et même ne rien acheter. Voilà pourquoi l’on affirme que l’homme est libre.
En fait, cette définition de la liberté comme indétermination, par opposition à la nature comme détermination n’est qu’une première approche, la plus superficielle, de la liberté. On l’appelle liberté d’indifférence ou d’indétermination. Mais existe une liberté beaucoup plus décisive : la liberté d’autodétermination(58). Partons d’une expérience. J’ai un appartement où je vis seul ; je suis libre ou non d’y fumer. C’est la liberté d’indétermination. Mais suis-je vraiment libre de fumer ou de ne pas fumer ? Est-ce que je puis décider chacune de cigarettes qu’il allume ? C’est la liberté d’autodétermination. Laquelle des deux libertés est la plus profonde ? La première est toute extérieure. Elle est aussi négative : c’est une absence de lien et de contrainte, autrement dit de détermination. C’est la liberté de l’oiseau sur la branche ou du loup de la fable qui préfère courir où il veut et ne pas manger qu’avoir le cou « pelé » (Fables, I, 5). La seconde est intérieure et positive : elle consiste à être source, c’est-à-dire cause, de ses actes(59). Dire « l’homme est libre – écrit le philosophe polonais Karol Wojtyla, cela signifie que, dans la dynamisation de son propre sujet, il dépend de lui-même(60) ». Voilà pourquoi la personne mariée est plus profondément (et, aujourd’hui, paradoxalement) libre que la personne (qui veut rester) célibataire : celle-ci est libre de choisir qui elle veut (liberté d’indétermination), mais ne s’étant décidée pour personne, elle ne peut se donner du fond d’elle-même à personne ; inversement, celle-là est déterminée à son conjoint (donc n’exerce pas la liberté d’indétermination), mais a choisi du dedans de se déterminer à lui (donc exerce la liberté d’autodétermination) ; autrement dit, elle est libre non pas du dehors, mais au plus intime d’elle-même.
L’on peut donc être libre tout en étant déterminé à un choix, si cette détermination est une auto-détermination. Le chapitre xxx en offrira un exemple. Mgr François-Xavier Nguyên Van Thuân, évêque auxiliaire de Saïgon incarcéré par les communistes dans des conditions effroyables, découvre qu’il peut être libre dans sa prison, en consentant en profondeur à ce lieu (« Choisir Dieu et non les œuvres de Dieu »), parce qu’il y reconnaît la volonté de Dieu : « Dieu me veut ici et pas ailleurs ».
Ainsi la profondeur de la liberté ne dépend pas de l’extension, c’est-à-dire de l’amplitude des possibilités, mais de l’intension, c’est-à-dire de l’intensité de l’engagement, de la profondeur avec laquelle nous consentons. D’ailleurs, celui qui exerce la liberté d’autodétermination éprouve une joie beaucoup plus grande et durable que celui qui en reste à la seule liberté d’indétermination.
Appliquons ces distinctions à la gratitude. Lorsque nous prenons conscience du bienfait reçu, nous ressentons un élan puissant à donner à son tour. Mais, pour être puissant, cet élan nous laisse doublement libre. Nous sommes d’abord libre de le suivre (liberté d’indétermination) ; autrement dit, jamais la gratitude ne sera un acte nécessaire comme l’expiration qui suit l’inspiration. Elle requiert notre adhésion et notre décision. Plus encore, la profondeur de notre initiative, donc de l’engagement de notre cœur dépend de nous (liberté d’autodétermination) : soit nous remercions de manière automatique, superficielle, sans ressentir ni la joie de recevoir ni celle de répondre ; soit nous rendons grâces de tout notre cœur, dans un « oui » reconnaissant à l’image du « oui » par lequel le bienfaiteur nous a béni.
Par conséquent, l’acte de retour qu’est la gratitude, pour être ressenti avec la force d’une nécessité, demeure profondément libre. L’on peut s’aider d’un suggestif doublet de notre riche langue. En français, obligé renvoie à deux mots différents : obligeance et obligation. L’obligation est contraignante, alors que l’obligeance est libre. La première est imposée du dehors et la seconde se propose du dedans. Ainsi, la gratitude nous oblige au sens de l’expression « noblesse oblige », mais non au sens où « la loi oblige » tout citoyen. De même que le bienfaiteur digne de ce nom se doit de ne pas faire peser le don, de même, le bénéficiaire se doit de l’en remercier. Sénèque formulait admirablement ce qu’il appelait le « devoir réciproque » de bienfaisance : « L’un doit oublier à l’instant ce qu’il a donné, l’autre n’oublier jamais ce qu’il a reçu(61) ».
Ces distinctions ne cherchent pas seulement à éclairer l’intelligence, mais à guider concrètement notre action : plus je reçois en profondeur le don, plus je ressens la joie d’avoir été gratifié ; plus je suis rempli de gratitude, et moins le don de moi m’épuise, moins il est volontariste ; plus je dirai « oui » à la gratuité du don reçu, plus ma gratitude sera à son tour un « oui » gratuit, plein d’allant et d’élan ; etc.
Nous sommes désormais à même de répondre à la question relative à la nature de la gratitude : est-elle cognition, émotion ou action ?
Nous venons de voir que la gratitude réside en son essence dans le retour du don qui surgit du cœur de l’homme ; or, ce retour est une action librement consentie ; donc, la gratitude est un acte, autrement dit relève de la dimension active ou volitive. Certes, cette décision est adossée à la conscience du bienfait reçu (dimension cognitive) et à son retentissement affectif (dimension affective). En ce sens, notre approche de la reconnaissance se rapproche plus des conceptions antico-médiévales que des conceptions moderne et contemporaine. Pourtant, elle retient une leçon essentielle de ces dernières : si la psychologie insiste tant sur le sentiment de gratitude, c’est sans doute parce qu’elle décrit plus les mécanismes que les dynamismes (les actes de liberté)(62) ; c’est aussi parce qu’elle a compris que le sentiment (affectus) se transforme en quelque sorte en action (effectus). Concrètement, c’est parce que je suis touché par le don gratuit que je suis à mon tour poussé à répondre par un don gratuit. Nous le comprendrons mieux au chapitre xxx (10). Il se dit ici une loi profonde : la pulsation même du don qui est celle de la vie : recevoir pour donner.
Dès lors, les trois dimensions de la gratitude ne se répartissent pas également comme les trois sommets d’un triangle, mais se distribuent asymétriquement en deux pôles : le pôle de la réception, avec les dimensions cognitive et affective ; le pôle de la donation, avec la dimension active – qui constitue le cœur de la gratitude.
On peut s’aider de la distinction entre la gratitude et la reconnaissance. La pratique langagière tend à confondre le sens des deux mots ; certains dictionnaires grand public de même. En revanche, les dictionnaires soucieux des nuances entre les mots (qui ne sont jamais absolument synonymes, donc interchangeables), comme Le Littré ou le Lafaye, maintiennent la distinction.
Il y a plus. Le terme français unique reconnaissance se dédouble dans un certain nombre d’autres langues :
La première est affective et la seconde effective. La gratitude est la disposition intérieure, la reconnaissance comporte la dimension cognitive d’identification du bienfait octroyé (ce qu’on appelle la recognitio), mais consiste essentiellement dans le don en retour récompensant le bienfait reçu (ce qu’on appelle la recompensatio). « La gratitude est une disposition morale ou affective. Elle est le souvenir du cœur, tandis que la reconnaissance est le souvenir de l’action, c’est-à-dire qu’elle s’exprime dans la conduite. La gratitude se manifeste dans des sentiments qui sont par nature toujours subjectifs. La reconnaissance s’épanouit dans des témoignages qui se veulent objectifs(63) ».
Voir le Foulquié.
Demeure une question encore inexplorée : pourquoi celui qui a reçu un don gratuit ressent-il à son tour un élan puissant à redonner gratuitement ? C’est ce que tentera d’éclairer le chapitre suivant.
Illustration cinéma : Le Seigneur des anneaux
Le Seigneur des anneaux. 1. La communauté de l’anneau, film fantastique américano-néo-zélandais de Peter Jackson, 2003. Avec Eliah Wood, Ian McKellen, Viggo Mortensen, Liv Tyler.
Scène 21 (en entier), de 1 h. 21 mn. 25 sec. à 1 h. 23 mn. 00 sec.
Renvoyons aux morceaux choisis des ouvrages de philosophie cités aux termes, notamment Sénèque : saint Thomas d’Aquin, Descartes, Spinoza, Kant, Ricœur.
(23)Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 191-192.
(24)La philosophie peine toutefois encore à en faire un terme philosophique à part entière. Les dictionnaires classiques n’ont pas d’entrée à « Gratitude », mais à « Reconnaissance » – non sans résistance (un tiers de colonne dans le Lalande ; au sein de l’article « Connaissance » dans le Foulquié). Et même un autre, plus moderne, le Vocabulaire européen des philosophes (Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin éd., Paris, Seuil, Dictionnaires Le Robert, 2004) ignore l’occurrence, alors que l’amphibologie du terme aurait largement légitimer sa présence. Une exception : Axel Honneth, « Reconnaissance », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Monique Canto-Sperber éd., Paris, p.u.f., 1996, p. 1272-1278.
(25)Dans une perspective différente, cf. Edward J. Harpham, « Gratitude in the history of ideas », Michael E. McCullough & Robert A. Emmons (éds.), The Psychology of Gratitude, New York, Oxford University, 2004, p. 19-36 ; Id., « Adam Smith’s lost world of gratitude », Benjamin Ginsberg & Gwendoly Mink (éds.), Political Science as Public Philosophy. Essays in honor of Theodore J. Lowi, New York, 2010, p. 345-363.
(26)Sénèque, Les bienfaits, L. IV, iii, 1, p. 473.
(27)Cité par Christopher Peterson et Martin Seligman, Character Strengths and Virtues. A Handbook and Classification, New York, Oxford University Press, 2004, p. 555.
(28)Raymond Saint-Jean, art. « Gratitude », col. 777.
(29)Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 106, a. 1.
(30)Par exemple, saint Thomas distingue, dans la gratitude, l’« affectus » et le « donum », c’est-à-dire l’action (cf. Ibid., a. 4, c.).
(31)René Descartes, Les passions de l’âme, art. 193, Œuvres et lettres, éd. André Bridoux, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1953, p. 786.
(32)Spinoza, Éthique, L. III. Définition des sentiments, 34, éd. et trad. Roger Caillois et al., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 481.
(33)Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. Deuxième partie. Premiers principes métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 32, trad. Joëlle et Olivier Masson, Œuvres philosophiques. III. Les derniers écrits, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1986, p. 749. Souligné dans le texte.
(34)Cf. Ibid., § 34, p. 751-752.
(35)Cf. René Descartes, Les passions de l’âme, art. 194, p. 786-787 ; Spinoza, Éthique, L. IV, Prop. 71, scolie, p. 551 ; Emmanuel Kant, Doctrine de la vertu, § 36, p. 753-755.
(36)André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, coll. « Perspectives critiques », Paris, p.u.f., 1995, chap. 10, p. 176.
(37)René Descartes parle de « recevoir en ma créance » (cf. l’analyse qu’en donne Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois parcours, coll. « Les essais », Paris, Stock, 2004, p. 51-62. Cf., plus généralement, toute la première partie).
(38)Cette approche, partiellement cognitive, s’enracine dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ou, plus précisément, de maîtrise et de servitude. Cf. l’analyse de Gaston Fessard, De l’actualité historique, Paris, DDB, 1960, 2 vol., tome 1, p. 121-209.
(39)Cf. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 319-355.
(40)Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, coll. « Les carnets de vie », Paris, Odile Jacob, 2016, p. 58.
(41)Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, p. 21.
(42)Bien qu’il y ait des points communs entre la gratitude et les autres sentiments « positifs » (que je préfère qualifier d’agréables, afin de ne pas les connoter moralement), elle présente des traits propres, notamment vis-à-vis du bonheur (cf. Bernard Weiner, « An attributional theory of achievement motivation and emotion », Psychological Review, 92 [1985] n° 4, p. 548-573).
(43)Cf., par exemple, Michael McCullough, Robert A. Emmons & Jo-Ann Tsang, « The grateful disposition: A conceptual and empirical topography », Journal of Personality and Social Psychology, 82 (2002) n° 1, 112-127, p. 112-113.
(44)Cf. l’article clé de Michael McCullough, Shelley D. Kilpatrick, Robert A. Emmons & David B. Larson, « Is gratitude a moral affect? », Psychological Bulletin, 127 (2001) n° 2, p. 249-266.
(45) Christophe André, Imparfait, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 309.
(46)Cf. Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Le Sarment-Fayard, 1991.
(47)ST, IIa-IIae, q. 58, a. 1. Renvoie notamment à Justinien, Digeste, L. I, tit. 1, leg. 10 : « Iustitia est » (Krueger, I, 29b) ; Instit., L. I, tit. 1, leg. 1, « Iustitia est » (Krueger, I, 1a).
(48)Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus. 2. Les vertus et l’amouro, chap. 12, VII : « De la Gratitude à la gratuité », coll. « Études supérieures » n° 12, Paris, Bordas, 1970, p. 914.
(49)Cf. Le pouvoir du moment présent. Guide d’éveil spirituel, trad. Annie J. Ollivier, Paris, J’ai lu Bien-être, 2000, p. 19-26.
(50)ST, IIa-IIae, q. 58, a. 1. Renvoie notamment à Justinien, Digeste, L. I, tit. 1, leg. 10 : « Iustitia est » (Krueger, I, 29b) ; Instit., L. I, tit. 1, leg. 1, « Iustitia est » (Krueger, I, 1a).
(51)S. François de Sales, Œuvres complètes, Visitation d’Annecy (éd.), Annecy - Lyon - Paris, Niérat - Vitte, 27 volumes, tome 26, 1932, p. 70.
(52)Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 191-192.
(53)Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus. 2. Les vertus et l’amour, chap. 12, VII : « De la Gratitude à la gratuité », coll. « Études supérieures » n° 12, Paris, Bordas, 1970, p. 914.
(54)Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 191-192.
(55)Cf. Martin Steffens, Petit traité de la joie. Consentir à la vie, coll. « Forum », Paris, Salvator, 2011, p.
(56)Emmanuel Kant, Doctrine de la vertu, § 36, p. 754.
(57) Il faudrait introduire des nuances, puisque les phénomènes naturels sont aussi contingents. Mais même les phénomènes dit chaotiques sont soumis aux lois du chaos justement qualifié de déterministe (cf., par exemple, Christophe Letellier, Le chaos dans la nature, Paris, Vuibert, 2006).
(58)Cette distinction recouvre pour une part (seulement) la distinction entre liberté d’indifférence et liberté de qualité opérée par le dominicain moraliste fribourgeois Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Paris, Cerf, Fribourg-Suisse, Éd. universitaires, 21990, p. ; cf. La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Cerf, 1991, p.
(59)« Est libre, ce qui est cause pour soi », dit Aristote (Métaphysique, A 2, 982 b 26). Bénéficiant des rapprochements entre liberté et « causa sui » opérés par Némésius et Jean Damascène, s. Albert le Grand et s. Thomas d’Aquin à sa suite définissent la liberté comme « causa sui, cause de soi ». Pour les différentes références, cf. Jean-Marc Goglin, « Une définition ‘positive’ de la libert é humaine chez Thomas d’Aquin. Remise en cause des lectures d’Odon Lottin et de Bernard Lonergan », 2013. Disponible sur https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00839302/document (consulté le 12 mai 2017)
(60)Karol Wojtyla, Personne et acte, texte définitif établi par Anna-Teresa Tymieniecka, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, p. 142. Cf. p. 137-142.
(61)Sénèque, Les bienfaits, L. II, x, 4, p. 426. Cf. Id., Lettres à Lucilius, L. X, Lettre 81, p. 835-842.
(62)Sur la différence entre mécanisme et dynamisme, cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, 1ère et 2ème parties. Par ailleurs, la différence entre l’approche psychologique et l’approche plus éthique qui est la nôtre recouvre en partie la distinction thomiste entre « acte de l’homme (actus hominis) » et « acte humain (actus humanus) » (cf. ST, Ia-IIæ, q. 1, a. 1).
(63)Raymond Saint-Jean, art. « Gratitude », col. 776-777.
La doctrine d’Eckhart Tolle est, peut-être plus qu’il ne le dit, le fruit d’une école de pensée. Mais, incontestablement, elle est d’abord le fruit d’une expérience qu’il résume au début de son ouvrage(64). « Jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai vécu dans un état de presque continuel d’anxiété ponctué de périodes de dépression suicidaire ». Il ne donne pas plus de détail. En revanche, il décrit très précisément, l’épisode qui va révolutionner sa vie.
« Une nuit, peu après mon vingt-neuvième anniversaire, je me réveillai aux petites heures avec une sensation de terreur absolue. Il m’était souvent arrivé de sortir du sommeil en ayant une telle sensation, mais cette fois-ci c’était plus intense que cela ne l’avait jamais été. Le silence nocturne, les contours estompés des meubles dans la pièce obscure, le bruit lointain d’un train, tout me semblait si étrange, si hostile et si totalement insignifiant que cela créa en moi un profond dégoût du monde. Mais ce qui me répugnait le plus dans tout cela, c’était ma propre existence. À quoi bon continuer à vivre avec un tel fardeau de misère ? Pourquoi poursuivre cette lutte ? En moi, je sentais qu’un profond désir d’annihilation, de ne plus exister, prenait largement le pas sur la pulsion instinctive de survivre.
« ‘Je ne peux plus vivre avec moi-même’. Cette pensée me revenait sans cesse à l’esprit. Puis, soudain, je réalisai à quel point elle était bizarre. ‘Suis-je un ou deux ? Si je ne réussis pas à vivre avec moi-même, c’est qu’il doit y avoir deux moi : le ‘je’ et le moi’ avec qui le ‘je’ ne peut pas vivre’. ‘Peut-être qu’un seul des deux est réel’, pensai-je.
« Cette prise de conscience étrange me frappa tellement que mon esprit cessa de fonctionner. J’étais totalement conscient, mais il n’y avait plus aucune pensée dans ma tête. Puis, je me sentis aspiré par ce qui me sembla être un vortex d’énergie. Au début, le mouvement était lent, puis il s’accéléra. « Une peur intense me saisit et mon corps se mit à trembler. J’entendis les mots ‘ne résiste à rien’, comme s’ils étaient prononcés dans ma poitrine. Je me sentis aspiré par le vide. J’avais l’impression que ce vide était en moi plutôt qu’à l’extérieur. Soudain, toute peur s’évanouit et je me laissai tomber dans ce vide. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa par la suite.
« Puis les pépiements d’un oiseau devant la fenêtre me réveillèrent. Je n’avais jamais entendu un tel son auparavant. Derrière mes paupières encore closes, ce son prit la forme d’un précieux diamant. Oui, si un diamant pouvait émettre un son, c’est ce à quoi il ressemblerait. J’ouvris les yeux. Les premières lueurs de l’aube fusaient à travers les rideaux. Sans l’intermédiaire d’aucune pensée, je sentis, je sus, que la lumière est infiniment plus que ce que nous réalisons. Cette douce luminosité filtrée par les rideaux était l’amour lui-même. Les larmes me montèrent aux yeux. Je me levai et me mis à marcher dans la pièce. Je la reconnus et, pourtant, je sus que je ne l’avais jamais vraiment vue auparavant. Tout était frais et comme neuf, un peu comme si tout venait d’être mis au monde. Je ramassai quelques objets, un crayon, une bouteille vide, et m’émerveillai devant la beauté et la vitalité de tout ce qui se trouvait autour de moi » (p. 19-20).
En cette expérience décisive, on peut distinguer quatre étapes :
1. le « dégoût du monde » et de sa « propre existence » ;
2. la dissociation du « je » et du « moi » ;
3. l’arrêt de la pensée (ce qu’il appellera bientôt le mental), dans un vide qui abolit toute peur ;
4. l’émerveillement devant le chant d’oiseau, c’est-à-dire « le miracle de la vie sur terre », comme dit la suite de son expérience.
On pourrait préciser : chaque étape se caractérise, de manière cognitive et affective, par une relation aux choses (au monde) et par une relation à soi.
Quoi qu’il en soit, Eckhart Tolle sort de cette expérience métamorphosé : « Pendant les cinq mois qui suivirent, je vécus sans interruption dans une grande béatitude et une paix profonde. Par après, cela diminua d’intensité ou telle fut mon impression peut-être parce que cet état-là m’était devenu naturel » (p. 21). Ne comprenant pas ce qui lui était arrivé, il voulut mettre des mots sur son expérience. « Ce ne fut que plusieurs années plus tard, après avoir lu des textes sur la spiritualité et passé du temps avec des maîtres spirituels, que je compris qu’il m’était arrivé, à moi, tout ce que le monde cherchait ». Dans la description qui suit, on trouve les deux faces de son expérience : négative ou destructrice, positive ou constructive.
1. Le négatif : « Je compris que l’intense oppression occasionnée par la souffrance cette nuit-là devait avoir forcé ma conscience à se désengager de son identification au moi malheureux et plein de peur profonde, qui en fin de compte n’était qu’une fiction ».
2. Le positif : « Tout ce qui restait, c’était ma véritable nature, l’éternel je suis, la conscience dans son état vierge avant l’identification à la forme. Plus tard, j’appris également à retourner en moi, dans ce royaume intemporel et immortel que j’avais au début perçu comme un vide, tout en restant pleinement conscient. […] Je passai presque deux ans assis sur les bancs de parcs dans un état de joie la plus intense qui soit » (p. 21).
Le livre qu’Eckhart Tolle a écrit est d’abord un témoignage : il souhaite transmettre l’expérience qu’il a vécue. Toutefois il l’a systématisée. Souhaitant délivrer l’humanité de son mal, comme lui-même en fut libéré, sa démarche est pratique, voire médicale : diagnostic, puis remède.
Adoptant un plan curatif, on pourrait distinguer trois profondeurs dans le diagnostic, allant du diagnostic positif ou descriptif des signes, au diagnostic étiologique des causes toujours plus profondes.
Pour Eckhart Tolle, l’homme d’aujourd’hui vit dans la souffrance. « Les humains sont en proie à la souffrance depuis toujours » (p. 47).
La cause de cette souffrance omniprésente se résume, pour Eckhart Tolle, en un mot « le mental ». En fait, il faut affiner en distinguant deux aspects, subjectif et objectif (la conception du monde).
1. « L’incapacité à s’arrêter de penser est une épouvantable affliction » (p. 31). En effet, « environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent de la pensée chez l’humain est non seulement répétitif et inutile, mais aussi en grande partie nuisible en raison de sa nature souvent négative et dysfonctionnelle » (p. 38).
En fait, ce qu’Eckhart Tolle appelle « pensées » ou « mental » regroupe trois réalités : deux qu’il ne distingue pas, à savoir les images et les idées ou concepts, et les émotions. Toutes sont source de souffrance. « Une émotion est la réaction de votre corps à votre mental » (p. 41).
Enfin, derrière ces pensées, ces images et ces émotions, réside un centre qu’Eckhart Tolle appelle l’« ego ». « Quand vous grandissez, vous vous faites une image mentale de qui vous êtes en fonction de votre conditionnement familial et culturel. On pourrait appeler ce ‘moi fantôme’, l’ego. Il se résume à l’activité mentale et ne peut se perpétuer que par l’incessante pensée » (p. 38).
2. À ce vécu subjectif correspond une certaine représentation du monde environnant. Celui-ci se caractérise, pour Eckhart Tolle, par la multiplication des formes. Et cette représentation mentale de la multiplicité fait vivre dans l’illusion, donc dans la souffrance.
Derrière ce premier niveau causal que l’on pourrait qualifier d’ontologique, Eckhart Tolle affirme un autre niveau sur lequel va porter presque exclusivement son attention et que l’on pourrait qualifier de chrono-logique, pour peu que l’on donne toute sa profondeur au temps. Là encore, son diagnostic est d’une grande simplicité : l’homme du mental, donc de la souffrance, est un homme qui vit soit dans le passé, soit dans le futur, donc a déserté le présent. Cette temporalité particulière, Eckhart Tolle la nomme de deux manières : « temps-horloge » et « temps psychologique », la première désignant la face objective et la seconde la face subjective (vécue).
De manière très radicale mais rigoureuse, Eckhart Tolle en déduit une déconstruction totale du temps et du devenir.
On pourrait présenter la démarche curative en miroir du premier volet : à chaque mal répond un remède approprié. Le scénario négatif est ainsi parcouru à l’envers.
La racine de tout changement profond et durable réside dans la transformation de notre relation au temps. Nous avons, en effet, vu que là se concentre la racine de tous les maux.
En creux, il s’agit de se libérer de la tyrannie du passé et de l’avenir. Cette affirmation se traduit pratiquement par différentes études : cesser de regretter (le passé) ; cesser d’attendre (l’avenir). « Être libéré du temps, c’est psychologiquement ne plus avoir besoin du passé pour assumer votre identité ni de l’avenir pour vivre votre plénitude » (p. 88). Par exemple, vis-à-vis du futur : « Ne vous préoccupez pas des résultats de vos actions, accordez simplement votre attention à l’action elle-même » (p. 84).
Et puisque le temps dit la durée, l’extension, autrement dit, le passé et l’avenir, il s’agit donc d’abolir le temps lui-même et le devenir. Les propos d’Eckhart Tolle sont sans concession. Il s’agit d’être « libéré du besoin psychologique de ‘devenir’ » (p. 85) ; « Passé et futur sont tous deux des illusions […]. Le temps n’est pas précieux du tout puisqu’il est une illusion ». L’argumentation est aussi simple que le propos est radical : « Le présent » est « la chose la plus précieuse qui soit », « parce qu’elle est l’unique chose qui soit. Parce que c’est tout ce qui existe » (p. 65). Or, dans le présent, tout est supportable. Tolle invite à en faire l’expérience par la question brutale : « Vos conditions de vie sont peut-être très problématiques, ce qui est le cas de la plupart des gens, mais essayez de voir si vous avez un problème en ce moment même. Pas demain ni dans dix minutes, mais maintenant. Avez-vous un problème maintenant ? » (p. 79). Il le montre aussi par une expérience de pensée : « Si, par miracle, tous vos problèmes ou tout ce que vous percevez comme étant la cause de vos souffrances ou de vos malheurs étaient miraculeusement effacés aujourd’hui, sans que vous soyez devenu plus présent et plus conscient, vous vous retrouveriez tôt ou tard avec un ensemble semblable de problèmes ou de souffrances, comme si une ombre vous suivait où que vous alliez » (p. 77). En plein, il s’agit donc de vivre dans le moment présent et seulement en lui.
Le changement de la conception ou plutôt du vécu du temps qui vient d’être décrit conduit nécessairement à un changement de notre être. Là encore, avec son grand sens pédagogique et une exceptionnelle capacité de simplification, Eckhart Tolle explique que le chemin consiste en trois passages : du mental à l’illumination ; de l’ego au moi ; du monde à l’Être.
La première révolution concerne nos représentations. L’on sort du mental, et de son lot de souffrance, en cessant de s’identifier à son mental et en s’observant penser ; Tolle propose aussi le « lâcher-prise » (chap. 10). L’émotion doit aussi être prise en compte, mais d’une autre manière : délestée du mental, elle dit « la vérité », non pas la vérité ultime de votre essence, mais la vérité relative de votre état d’esprit à ce moment-là » (p. 43). C’est ainsi que l’homme passe peu à peu de la pensée à l’illumination : « L’illumination est non seulement la fin de la souffrance […], mais aussi d’un épouvantable esclavage, celui de l’incessante pensée » (p. 31).
Le deuxième changement touche la racine, c’est-à-dire l’ego. Il doit disparaître pour laisser place au moi. « Lorsque vous pénétrez de plus en plus profondément dans cet état de vide mental », l’on accède à un état « d’absence d’ego » qui, loin d’être négatif, est l’expérience d’une « présence » : « c’est vous en essence ». Mais ce nouveau moi est « inconcevablement plus vaste que vous » (p. 36), c’est l’Être.
Le dernier passage concerne désormais non plus le sujet, mais le monde extérieur. Il s’agit d’accéder à l’Être : « L’Être est la vie éternelle qui existe au-delà des myriades de formes ». En fait, plus radicalement, cet Être n’est « pas seulement au-delà mais aussi au cœur de toute forme » (p. 29) : autrement dit, il efface la dualité sujet-objet. « Dans le fait d’Être, sujet et objet fusionnent » (p. 123). S’identifie-t-il à Dieu ? Pour notre auteur, le terme « Dieu » est une « représentation mentale de quelqu’un ou de quelque chose qui se trouve en dehors de » nous, donc n’est pas adéquat. Mais correctement réinterprété, Être équivaut à Dieu, si l’on entend par celui-ci notre « essence même » infinie, dont nous ne pouvons pas faire l’expérience avec le mental, mais seulement dans l’illumination (p. 30).
De même que la première étape de la descente diagnostique était l’expérience de la souffrance universelle, de même la dernière étape de la remontée médicinale est l’expérience d’une béatitude sans faille. « En cessant de penser, le sujet expérimente une paix qu’il ignorait avant : « Lorsqu’une pensée s’efface, il se produit une discontinuité dans le flux mental, un intervalle de ‘non-mental’ ». Alors, on ressent « un certain calme » (p. 35). Précisément, ce nouvel état inamissible se caractérise par trois sentiments, les trois sentiments qui sont dénués de contraire, affirme Eckhart Tolle : la paix, la joie et l’amour. « L’amour, la joie et la paix se situent au-delà des émotions, à un niveau beaucoup plus profond » (p. 45) ; ce « sont des états profonds de l’Être, ou plutôt trois aspects de cet état » qui « n’ont aucun opposé » (p. 46).
Cette vision de l’homme qui se présente comme un salut-illumination ne va pas sans présupposés, même si le livre ne les explicite pas. En revanche, l’un des préfaciers les précise avec finesse(65).
Eckhart Tolle dénonce résolument le matérialisme : tant pratique (la vie hédoniste engendrée par la société d’hyperconsommation) que théorique (la réduction du réel à la seule matière). « La réalité première est à l’intérieur et la réalité secondaire, à l’extérieur » (p. 93). Pour autant, il n’ouvre pas à une philosophie ou une mystique dualistes, ainsi que le dira le prochain paragraphe. En effet, à la suite d’une relecture de la physique quantique, il adhère à une conception pan-énergétique et pan-vibratoire, qui dématérialise tout substrat et perméabilise toute frontière entre les êtres, par exemple entre le corps physique et la vie, c’est-à-dire l’Être. C’est ainsi qu’Eckhart Tolle parle des « fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique » (p. 36) et élabore le concept de « corps subtil » (chap. 6) qui est un corps énergétique, invisible aux yeux et expérimentable grâce à l’illumination.
La démarche d’Eckhart Tolle est sous-tendue par une recherche de l’unité cachée sous la multiplicité : fourmillement des choses, des événements, des individus (l’altérité du je et du tu) ; flux des images, des pensées et des émotions ; dualité apparemment irréductible de l’objet et du sujet. « Rien n’a d’importance. Les formes naissent et meurent, et pourtant vous êtes conscience de l’éternel qui les habite » (p. 86).
En effet, la réalité plurielle telle qu’elle surgit à notre mental n’est qu’une apparence. « Derrière le plan des apparences physiques et de la diversité des formes, vous ne faites qu’un avec tout ce qui est » (p. 31). Précisément, comme nous l’avons exposé ci-dessus, cette pure apparence se dédouble en fonction des deux axes : pour l’abscisse de l’ontologie, l’illusion de la pluralité ; pour l’ordonnée de la chrono-logie, l’illusion du devenir. Ainsi, le passage des objets à l’Être dépasse la multiplicité, celui du temps psychologique ou du temps-horloge à l’instant présent (le « maintenant ») le devenir. Pour Tolle, la vérité profonde du réel est donc la non-dualité. Plus encore, ce fond est divin : au fond de mon être, il y a le Moi qui est d’essence divine. Comprenons bien : Eckhart Tolle n’affirme pas « je suis Dieu », car le « je » s’identifie à l’ego qui est inconsistant ; ce « moi » divin abolit toute frontière avec les autres « moi » et avec le cosmos. Le divin devient donc coextensif de l’humanité et du monde entier. Deus sive natura.
Les catégories métaphysiques centrales d’Eckhart Tolle, jamais explicitées (ou critiquées), sont donc les couples apparence-profondeur, multiplicité-unité, changement-stabilité (permanence).
Enfin, Tolle ne souhaite s’inféoder à aucune des religions ou des spiritualités. Il cite autant les textes fondateurs de l’hindouisme que les écrits de Gautama Bouddha ou le Tao-Té-King, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Plus encore, notre auteur considère son livre Le pouvoir du moment présent comme la « reformulation actualisée d’un enseignement spirituel intemporel, l’essence de toutes les religions ». Bref, Eckhart Tolle se présente comme un prophète.
L’ouvrage d’Eckhart Tolle se présente comme un parcours, un voyage intérieur, aux sources du moi ou plutôt aux sources de l’ego qui est le moi. En tant qu’expérience (singulière), il est à écouter ; mais en tant que témoignage (donc prétendant à l’universel), il requiert un discernement.
Comment nier la vérité de certains constats ? Par exemple, Tolle note avec finesse que beaucoup de nos souffrances naissent de l’illusion de lendemains qui chantent. L’ego se dit : « Un jour, quand ceci ou cela se produira, je serai bien, heureux, en paix », et donc invite à désinvestir le présent (p. 39). Autre exemple : « La pensée involontaire et compulsive occasionne une sérieuse perte d’énergie vitale » (p. 38).
Mais au total, Tolle offre une mauvaise réponse à une bonne question.
Eckhart Tolle n’argumente presque pas et procède fréquemment par répétitions lassantes. Bien que son ouvrage se présente sous forme de questions-réponses et que les premières soient souvent de fortes objections, jamais il ne concède ni ne montre qu’il est en recherche, qu’il doute ou ignore ; il a réponse à tout (un exemple parmi beaucoup : la réponse de la p. 66). Au terme, le lecteur semble prisonnier du dilemme suivant : soit l’objection conforte son propos (l’objecteur avoue avoir changé pendant la conversation elle-même) ; soit elle relève du mental, donc est incommensurable à la profondeur de l’expérience faite par Eckhart Tolle. Bref, son propos est non-réfutable (au sens que Karl Popper a développé pour distinguer un discours scientifique de son contraire) : « Si vous ne comprenez pas ou si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes dans le mental ; si vous comprenez, vous êtes déjà illuminé »…
De plus, le discours de Tolle doit faire l’objet d’une réduction par l’absurde (ce que le logicien Gaston Isaye appelait une réfutation par rétorsion). Il nie dans son acte ce qu’il affirme dans son discours. En effet, d’abord, il ne cesse de faire retour sur le passé, ne serait-ce que pour conter son expérience. Ensuite, la lecture ou l’audition suppose un minimum d’extension du temps – aucune parole ne peut être prononcée instantanément. Enfin, Tolle affirme non pas seulement l’écoulement des événements, mais leur multiplicité dans son acte de parole (ou son écrit). Ainsi que Plotin l’avait compris il y a dix-huit siècles, une authentique expérience de non-dualité est intransmissible, en fait comme en droit.
Enfin, à cette contradiction théorique se joint une contradiction pratique. Tolle ne peut pas nier qu’il doit avoir affaire au pullulement des choses et des événements ; mais il le réduit à une fonction utilitariste : « Votre mental est un outil, un instrument qui est là pour servir à l’accomplissement d’une tâche précise » (p. 37). Ce faisant, il réduit les êtres à des objets fonctionnels qu’il instrumentalise, et donc consonne étrangement avec la société d’hyperconsommation que par ailleurs il condamne.
Comme le stoïcisme et le bouddhisme, cette spiritualité ampute l’homme de sa sensibilité, en tout cas de tous les affects autres que la paix, la joie et l’amour. L’identification au présent « rend le passé impuissant et vous permet de réaliser profondément que rien de ce que vous avez fait ou de ce qu’on vous a fait n’a pu le moins du monde toucher l’essence radieuse de votre Être » (p. 246).
Le gommage du temps entraîne aussi celui des actes les plus profondément caractéristiques de l’humain : la promesse et l’espérance (pour l’avenir) ; le pardon (pour le passé)(66). Par exemple, pour qui a atteint « l’essence radieuse de [son] Être », « le concept du pardon devient alors entièrement inutile » (p. 246).
Enfin, pour parvenir à la paix profonde et durable, Tolle nie le corps lui-même et ses multiples affections : « Ce que vous percevez comme une structure physique dense et nommez le corps, qui est sujet aux maladies, à la vieillesse et à la mort, n’est pas réel en fin de compte » (p. 132).
Tolle séduit notamment parce qu’il présente sa spiritualité comme une spiritualité de l’amour. La tromperie est pourtant majeure. Qui dit amour, dit deux personnes, celle qui aime et celle qui est aimée. Or, tout chez lui, fomente contre une pluralité réelle. N’affirme-t-il pas : « Si vous continuez à utiliser les relations pour trouver le salut, vous sera constamment déçu » (p. 175) ? L’altérité se dissout comme une illusion : « Quand vous existez à partir de l’Être, vous percevez le corps et l’esprit d’une autre personne comme un écran » (p. 212). Autrement dit, s’il y a amour chez Eckhart Tolle, il doit s’identifier à la fusion. Or, comme la psychologie nous l’a montré, la fusion conduit à la fission… et à la souffrance que Tolle a décidé d’abolir. De fait, l’amour dont il parle se réduit à un vague sentiment de communion avec l’Être sans nom et sans visage. « Vous ne faites qu’un avec le Grand Tout. Et ceci est l’amour qui n’a pas d’opposé » (p. 177). D’ailleurs, pour Tolle, l’amour n’est pas un acte, mais plutôt un état, celui qui « est présent en vous sous la forme de la sensation de réalisation de l’Un » (p. 151).
Il en est de même de « la compassion » qui « est la conscience que vous avez un lien profond qui vous unit à toutes les créatures » (p. 213). Le terme compassion devient alors doublement mensonger : il n’est pas un sentiment (que signifie la racine « passion ») né de la souffrance de l’autre, mais seulement une « conscience » ; il n’est pas « souffrance-avec » l’autre (que signifie le préfixe « com », dérivé du latin cum, « avec »), puisque Tolle veut conjurer l’altérité. Enfin, sans l’affectus, comment la miséricorde entrera dans l’effectus, c’est-à-dire le service efficace d’autrui ?
Cette survalorisation de l’instant présent conduit aussi à effacer toute différence entre les valeurs. En effet, toute la spiritualité tollienne réduit le réel à ce qui est ; or, le bien ou la valeur n’est pas ce qui est, mais ce vers quoi je tends (comme idéal et comme finalité. Citant l’histoire de Banzan, le grand maître zen qui connut l’illumination en entendant un boucher répondre à sa demande du meilleur morceau de viande : « Chaque quartier de viande que j’ai ici est le meilleur qui soit », Eckhart Tolle commente : « Quand vous acceptez ce qui est, chaque quartier de viande, chaque moment est le meilleur qui soit. C’est cela l’illumination ».
Une question : une personne vivant de la spiritualité prônée par Tolle a-t-elle jamais porté un fruit durable de compassion, d’amour vis-à-vis de son entourage et, a fortiori, de la société ? La compassion universelle est en effet mesurée par ma paix intérieure, non par le besoin ressenti de l’autre.
Mais il faut faire appel à la métaphysique, voire à la théologie, pour identifier la faille la plus profonde de ce que l’on doit appeler le « système » d’Eckhart Tolle : l’abolition de toute pluralité et de tout changement. L’effacement du temps est l’exact prolongement de la disparition de toute dualité. Donnons-en trois illustrations.
Tout d’abord, Tolle a fait une expérience de l’Être ; mais celle-ci se paye au prix fort : la disparition de l’autre pôle qu’est l’étant. Il fait lui-même appel à la distinction entre être (qui est atteint dans l’expérience du « je suis ») et essence (qui est connue dans le concept, donc dans le mental, par l’affirmation : « je suis ceci ou cela ») : l’Être s’expérimente de manière immédiate dans « la sensation de votre présence de la réalisation de ce ‘Je suis’ qui précède le ‘Je suis ceci ou cela’ » (p. 30). Il est très riche de sens qu’en français et en beaucoup d’autres langues, il n’y ait qu’un seul mot, être, pour les désigner. E effet, celui-ci est à la fois un verbe, c’est-à-dire un acte (je suis, j’existe), et un nom, c’est-à-dire un sujet (le hêtre est un être !). Or, si le premier est infini, le second est fini.
Ensuite, Tolle défend – sans nulle conscience du poids de la question et de toute une riche tradition philosophique – une conception univoque de l’être. En effet, il affirme, comme une évidence aveuglante, que le passé et le futur ne sont pas, le premier car il n’est plus et le second car il n’est pas encore, de sorte que demeure le seul présent dans son existence massive et absolue. L’on peinerait à trouver chez notre auteur un soupçon de potentialité : son concept d’Être est clairement actualiste. Derrière cette assertion ignorant jusqu’à l’existence d’une possible polysémie de l’être, l’on ne peut s’empêcher de songer à l’adhésion précritique à un empirisme naïf.
Enfin, Tolle n’accède à la sérénité qu’au prix du sacrifice de la totalité du fini. Très lourd est le sacrifice des choses en leur pluralité et de l’ego. « L’un des plus puissants exercices spirituels consiste à méditer profondément sur la mortalité des formes matérielles » (p. 213).
Bref, la métaphysique naïvement parménidienne d’Eckhart Tolle (jusque dans la distinction d’une double voie, celle de l’opinion et celle de la vérité) a dissout autant la valeur que la puissance, la promesse, dans cet être blanc et terriblement pauvre avec lequel il communique dans le présent. Même l’apprenti-philosophe demeure pantois devant l’arrogance d’une pensée qui biffe ainsi vingt-cinq siècles d’histoire de la pensée occidentale (Platon et Aristote ont depuis longtemps réfuté cette conception univociste de l’être).
Eckhart Tolle séduit certains parce qu’il cite souvent la Bible. Or, sa lecture est non seulement erronée, mais trompeuse.
Elle est erronée. Tel est par exemple le cas de son interprétation de la parabole de la vigne véritable (cf. Jn 15,1-17). Notre auteur traite de la distinction entre l’illusion mentale du moi et le « véritable moi qui irradie de l’Être » ; or, aussitôt après il mobilise le passage du discours après la Cène pour justifier son propos : « comme Jésus l’a dit, vous devenez ‘un rameau coupé de la vigne’ » (p. 63). On ne peut opérer plus total contresens : alors que l’interprétation d’Eckhart Tolle est moniste, fusionnante, c’est-à-dire panthéiste, le quatrième Évangile ne cesse de confesser l’absolue distinction entre l’homme et celui « par qui tout a été fait » (Jn 1,3). On peut en dire de même de cette affirmation faite sans l’ombre d’une nuance : « D’après saint Paul, la création tout entière attend que les humains atteignent l’éveil spirituel » (p. 217), ou de l’herméneutique qu’Eckhart Tolle propose de l’épisode évangélique de Marthe et Marie (cf. Lc 10,38-42) : notre « Être même se trouve éternellement dans le royaume intermporel du présent. Découvrir cette vie-là ‘est la seule chose nécessaire’ dont parlait Jésus » (p. 224). On pourrait allonger indéfiniment ces citations qui sont déconnectées de leur contexte (sans parler de l’enracinement dans l’Ancien Testament) et détournées de leur sens.
Elle est aussi trompeuse. En effet, Tolle induit chez son lecteur l’idée qu’il aurait élaboré une super-spiritualité commune à toutes les grandes religions. Tout au contraire, il appartient à un courant, respectable, mais très situé. En effet, comment ne pas noter l’extraordinaire ressemblance, voire identité, entre le propos d’Eckhart Tolle et celui de Gautama Bouddha ? Bouddha a énoncé les quatre vérités fondatrices du bouddhisme (ce que l’on appelle « Quatre nobles vérités ») dans son premier enseignement, le sermon de Bénarès. Elles se résument en quatre termes sanskrits et en quatre formules :
1. Duhka (la « douleur », la « souffrance ») : tout est souffrance ;
2. Samudaya (le désir » qui est l’origine de la souffrance) : tout est désir ;
3. Nirodha (la « cessation de la souffrance ») : abolir la souffrance ;
4. Mârga (le « sentier », le « chemin » qui mène à la cessation de la souffrance) : abolir le désir(67).
Or, l’on y retrouve non seulement la même systématisation que celle proposée ci-dessus, mais le même contenu :
1. diagnostic positif (ou diagnostic symptomatique) ;
2. diagnostic étiologique ;
3. remède symptomatique ;
4. remède étiologique ?
Tolle propose donc un discours occidentalisé du bouddhisme le plus classique(68). Ne doit-on pas crier à l’imposture, lorsque, redisons-le, la quatrième de couverture présente The power of now comme « l’un des livres les plus importants de notre époque » et le préfacier place Eckhart Tolle comme un maître de même taille que Jésus et Bouddha ? Quoi qu’il en soit, Tolle ne nous offre en rien une impossible réconciliation entre les religions qu’une spiritualité fortement inspirée par le bouddhisme.
Implicitement, certaines formulations de Tolle font même appel à une cosmogonie gnostique très rudimentaire. Le premier temps est une forme de chute. Achevons une citation dont seule la première partie fut mentionnée ci-dessus : « Les humains sont en proie à la souffrance depuis toujours depuis qu’ils sont sortis de l’état de grâce, qu’ils sont entrés dans le règne du temporel et du mental, et qu’ils ont perdu la conscience de l’Être » (p. 47-48). L’issue s’opère par la seule connaissance, ici expérientielle non mentale, c’est-à-dire ce qu’il appelle la conscience (cf. chap. 2).
Ajoutons qu’il n’existe pas une religion ou une spiritualité surplombante qui pourrait réconcilier les vérités contenues dans toutes les religions et toutes les spiritualités existantes. Par exemple, certains distinguent deux sortes de spiritualité selon leur finalité : l’illumination ou le salut. D’autres distinguent, à la suite de Maritain, mystiques d’immanence et mystiques de transcendance. Quoi qu’il en soit du détail, les contenus s’opposent, et pas seulement en superficie, comme l’affirme Eckhart Tolle, mais en profondeur : l’incompatibilité doctrinale et pratique est totale.
Enfin, s’il n’existe pas un PPDC sous-jacent aux religions et aux spiritualités, en revanche, le christianisme répond aux aspirations présentes chez tous les spirituels et tous les mystiques. Notons surtout que la révélation centrale du christianisme, à savoir le Dieu-Trinité, contient la réponse au mortel dilemme de la pure pluralité (de fait, angoissante) et de la pure unité (de fait, sereine, mais à quel prix) : Dieu n’est pas seulement un, il est pluriel, pluralité de Personnes. Mais il n’est possible de tenir ensemble l’unité et la multiplicité que dans l’amour : les Personnes divines ne sont pas seulement unies dans une totale communion d’amour réciproque sans aucune dénivellation, inégalité, mais elles procèdent l’une de l’autre (précisément, le Fils du Père et l’Esprit du Père et du Fils) par fécondité d’amour.
L’Ancien Testament n’ouvre à l’adoration du Dieu unique qu’en dénonçant les idoles. Quiconque n’adore pas le seul vrai Dieu, trancendant et créateur, transforme, grossièrement ou subtilement une créature en Absolu. En reconduisant tout à l’instant présent, Tolle ne demande-il pas de l’idolâtrer ?
Elle est difficile à évaluer, puisque nous ignorons l’état dans lequel vivait Eckhart Tolle avant.
Par ailleurs, Emmanuel Levinas décrit une expérience très semblable d’angoisse liée à un réveil dans le noir(69). Or, loin de le conduire à une négation de la consistance des choses, cette expérience, déchiffrée phénoménologiquement, l’a peu à peu conduit à affirmer la réalité du « il y a » et même de l’autre, irréductible au « il y a » des choses.
Enfin, puisqu’Eckhart Tolle part de son expérience pour élaborer sa doctrine, on ne peut totalement mettre entre parenthèses, surtout en matière spirituelle, son témoignage personnel. Une question parmi d’autres est celle de sa relation à l’argent : une retraite de trois jours avec Eckhart Tolle à l’Omega Institute coûte environ 700 dollars. Si le souci premier de l’enseignant spirituel est de servir ses contemporains, comment expliquer qu’un homme multimillionnaire grâce à la vente de ses ouvrages et à ses multiples séminaires Web (en 2008, on estime à environ 35 millions les personnes qui y ont participé) fasse payer si cher ses sessions de formation ? Par ailleurs, on sait le lien étroit entre Eckhart Tolle et la présentatrice de talk show Oprah Winfrey. En 2005, celle-ci intègre le troisième livre de Tolle, Nouvelle Terre, dans son book club en janvier 2008. Résultat : trois millions et demi d’exemplaires du livre sont vendus dans les quatre semaines. Tolle s’associe avec elle pour produire une série de sessions de Webinaires à partir de mai 2008. Or la fortune de la présentatrice atteint une valeur nette de 340 millions de dollars.
En prétendant s’identifier à l’Être, ce parménidien absolu s’identifie à Dieu, absolument immuable, absolument simple et absolument impassible… Ici, l’évaluation irénique et non jugeante ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’attitude d’Eckhart Tolle. Au fait, quelle était la troisième tentation de Jésus au désert ?
Ceux qui sont généreux augmentent la quantité et la qualité de leurs services, ainsi que de leurs produits.
Nous avons déjà vu la raison : le travail actuel, plus qu’avant, est collaboratif. Or, la collaboration inclut l’échange des dons.
Plusieurs études établissent que la collaboration est porteuse d’une amélioration de la productivité et de l’efficacité.
1. Robert Huckman et Gary Pisano ont étudiés 203 chirurgiens cardiaques pendant deux ans, où ils ont effectué, dans 43 hôpitaux différents, 38 577 interventions – et, pour que les résultats soient encore plus probants, ils se sont limités au seul pontage aorto-coronarien. Enfin, ils ont considéré un critère, le taux de mortalité. La moyenne est de 3 %. Pourtant, à leur grand étonnement, les chercheurs ont constaté que le pourcentage pouvait s’abaisser considérablement – à 1 % – non pas en fonction des chirurgiens, de leurs compétences ou de leurs techniques, mais dans certains hôpitaux. Or, en ceux-ci, les chirurgiens avaient une connaissance plus grande du personnel soignant, infirmier, anesthésistes, etc., de leurs habitudes, etc. La différence d’efficacité tenait donc à la collaboration(70).
2. Dans la profession très différente qu’est l’analyse financière, un millier d’analystes de valeurs mobilières travaillant pour 78 sociétés furent suivi pendant 9 ans. Les analystes furent évalués par des milliers de personnes compétentes en gestion financière, permettant de repérer les analystes-vedettes, c’est-à-dire ceux qui enregistrent, pour les trois plus performants, 2 à 5 millions de dollars de gains pour l’entreprise. Le chercheur s’est interrogé sur la persistance de la performance en cas de changement d’employeurs. Les résultats sont là encore révélateurs.
De prime abord, il semble qu’une entreprise a tout intérêt à embaucher un analyste-vedette, du fait de ses compétences et du gain dont il est capable. Tout au contraire, lorsqu’il change d’employeur, primo, l’analyste-vedette diminue sa performance pendant au moins cinq ans (il est déclassé), secundo, et c’est la conséquence, l’employeur perd environ 24 millions de dollars. Pourtant, un autre résultat suscite encore plus la surprise : certains analystes-vedettes maintiennent leur performance. Or, la différence tient, non pas bien sûr à l’analyste, mais au fait qu’il était embauché avec toute son équipe. Précisément, lorsqu’il fait cavalier seul, l’analyste a 5 % de chance d’être classé premier et, lorsqu’il se trouve avec son équipe, il double le pourcentage. D’ailleurs, ce dernier est celui d’un analyse qui n’a pas changé d’employeur. La conclusion s’impose : la valeur de l’analyste tient au moins autant à sa collaboration(71).
Enfin, une confirmation fut apportée par le même chercheur : l’analyste-vedette maintient plus sa performance quand il coopère avec des collègues très compétents au sein de son équipe ; or, coopérer, c’est bénéficier des talents d’autrui ; donc, là encore, loin de nuire à la réussite, le don la favorise(72).
Si la générosité est féconde, toutes ces études permettent, en retour, de montrer la stérilité du narcissisme.
La personne généreuse qui donne sans attendre de retour joue plus souvent un rôle innovateur. En effet, une des causes de la créativité est le partage et la pollinisation réciproque ; or, le donneur met ses trouvailles en commun ; il ne craint pas de partager ses idées(73).
De plus, le donneur se centre sur les intérêts de l’autre, voire se met à sa place ; or, cette empathie favorise le dialogue et la coopération, donc facilite le partage et l’invention. Inversement, le preneur narcissique est obnubilé par son propre point de vue, ne sait pas adopter le point de vue de l’autre et y réagir(74).
Une personne généreuse a tendance à assumer les échecs et accorder plus de mérite à son partenaire qu’à elle-même. Par conséquent, elle critique peu, et assurément beaucoup moins qu’une personnalité narcissique qui ne reconnaît jamais un échec et accuse toujours l’autre(75). Or, parmi les craintes se trouve la peur de l’échec. Puisque la sécurité naît de l’absence de crainte, un espace où l’on peut apprendre de ses erreurs, au lieu d’y être critiqué, engendre donc de la sécurité(76). Par conséquent, une personnalité donneuse engendre un espace caractérisé par la sécurité psychologique(77).
Inversement, l’idéologie fonctionne comme une prophétie autoréalisatrice : « Lorsque les gens agissent par idéologie – écrit le psychologue Barry Schwartz –, ils créent par inadvertance les conditions mêmes qui assujettissent la réalité à l’idéologie [that bring reality into correspondence with the ideology](78) ».
En fait, les corrélations entre le burnout et le don sont plus complexes, ces raisons étant diversement pondérées selon les sujets et les moments de la dynamique du don. Résumons très brièvement quelques analyses du Burnout, une maladie du don79 : la personne qui souffre d’épuisement ne reçoit pas assez, ne se remplit pas assez pour ce qu’elle donne, et donc se vide ; ce qu’elle reçoit, elle ne se l’approprie, souvent par une insuffisante estime de soi ; elle donne en attendant secrètement un retour, d’où une amertume croissante, symptôme constant dans le burnout. Subtilement, la joie que la personne reçoit en donnant ou, plus encore, les retours que représente la reconnaissance, deviennent des motivations de plus en plus prégnantes, tout en demeurant inavouées, et souvent culpabilisées – voire se transforment en exigences. Nous ne pouvons détailler ici toutes ces affirmations qui requièrent clarification et démonstration. Quoi qu’il en soit, la personne peut, encore une fois, consommer du don de soi – au point, chez certains profils sauveteurs(80), en devenir addict à leur insu.
Ajoutons que ce n’est pas un hasard si les trois maladies qui caractérisent peut-être le plus notre monde – le burn-out, narcissisme et addiction – sont elles aussi des maladies du don et de la gratitude. D’ailleurs, la pente de l’HyperConsommateur est le narcissisme, celle du Volontariste Généreux, le burn-out, et le risque commun des trois, la dépendance.
Outre les ouvrages cités en note :
(64)Cf. Le pouvoir du moment présent. Guide d’éveil spirituel, trad. Annie J. Ollivier, Paris, J’ai lu Bien-être, 2000, p. 19-26.
(65)Russel E. DiCarlo distingue trois « mythes » dont Eckhart Tolle s’affranchit : 1. « L’humanité a atteint le sommet de son développement » ; 2. « Nous sommes totalement séparés les uns des autres, de la nature et du cosmos » ; 3. « le monde matériel est tout ce qui existe » (p. 12-13).
(66)Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann Lévy, 1961, coll. « Agora », n° 24, 1983, p. 310-314.
(67)Cf. l’exposé chez Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 1986, n. 156, p. 94 à 96.
(68)La lecture d’Eckhart Tolle permet de mieux nommer l’excellent travail de sécularisation opéré par Christophe André, Méditer, jour après jour. 25 leçons pour vivre en pleine conscience, Paris, L’Inconoclaste, 2011.
(69) Cf. « L’insomnie », in De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, 21986, p. 109-113.
(70)Cf. Robert Huckman & Gary Pisano, « The Firm Specificity of Individual Performance: Evidence from Cardiac Surgery », Management Science, 52 (2006), p. 473-488.
(71)Cf. Boris Groysberg, Linda-Eling Lee & Ashish Nanda, « Can They Take It with Them? The Portability of Star Knowledge Workers' Performance », Management Science, 54 (2008) n° 7, p. 1213-1230.
(72)Cf. Boris Groysberg & Linda-Eling Lee, « The Effects of Colleague Quality on Top Performance: The Case of Security Analysts », Journal of Organizational Behavior, 29 (2008) n° 8, p. 1123-1144.
(73)Cf. David Obstfeld, « Social Networks, the Tertius Iungens Orientation, and Involvement in Innovation », Administrative Science Quarterly, 50 (2005) n° 1, p. 100-130.
(74)Cf. Adam M. Grant & James Berry, « The necessity of others is the mother of invention: Intrinsic and prosocial motivations, perspective-taking, and creativity », Academy of Management Journal, 54 (2011) n° 1, p. 73-96.
(75)Cf. Michael McCall, « Orientation, outcome, and other-serving attributions », Basic and Applied Social Psychology, 17 (1995) n° 1-2, p. 49-64.
(76)Cf. Amy C. Edmondson, « Psychological Safety and learning behavior in work teams », Administrative Science Quarterly, 44 (1999) n° 2, p. 350-383.
(77)Cf. Amy C. Edmondson, « Learning from mistakes is easier said than done: Group and organizational influences on the detection and correction of human error », The Journal of Applied Behavioral Science, 32 (1996) n° 1, p. 5-28.
(78)Barry Schwartz, « Psychology, Idea Technology, and Ideology », Psychological Science, 8 (1997) n° 1, p. 21-27, ici p. 21.
(79)Paris, L’Emmanuel-Quasar, 2015, chap. 4 s.
(80)Cf. le type 2 de l’ennéagramme, lorsqu’il n’est pas intégré ; ou le personnage du Sauveteur dans le triangle dramatique de Karpman.
La redamatio anime toute l’Écriture, depuis l’origine – le premier appelé, Abram fut « béni pour devenir lui-même bénédiction(81) » – jusqu’au terme – « Bien-aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4,11). Mais une parole du Christ la condense de manière particulièrement suggestive : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Prononcée au centre du discours de Jésus sur la mission (cf. Mt 10), elle exprime le cœur brûlant de la gratitude, cette pulsation d’humble réception et de donation généreuse : plus le cœur reçoit l’amour gratuit et bouleversant de Dieu, plus il se sent appelé à le redonner dans l’évangélisation.
Aussi la redamatio bat-elle au cœur de la Tradition chrétienne, là encore depuis le premier siècle, par exemple avec saint Clément de Rome – « À les considérer l’un après l’autre sincèrement, on reconnaît la magnificence des dons de Dieu […]. Que ferons-nous donc, frères ? Allons-nous renoncer à faire le bien(82) ? » –, jusqu’à sainte Faustine – « Tu sais ce qu’exige l’amour : une seule chose, la réciprocité(83) ». En passant, entre autres, par saint Bernard – « Et la réponse de l’âme, c’est son admiration accompagnée d’action de grâce(84) » (la réponse de l’homme est donc double, affective, l’admiration, et effective, la reconnaissance) – et saint Ignace de Loyola – « Tout ce que j’ai […], tu me l’as donné ; je te le rends totalement et j’en abandonne désormais le gouvernement à ta volonté » (cf. chap. 17).
Ce retour d’amour est singulièrement présent dans la dévotion aimante au Sacré-Cœur du Christ : « La teneur du message – écrit sainte Marguerite-Marie Alacoque – est la révélation de l’amour passionné du Sauveur pour les hommes. La pointe du message est la demande d’être aimé en retour(85) ». De fait, tel est le message de Jésus transmis par la Visitandine de Paray-le-Monial : « Il me fit voir que l’on ne lui peut mieux faire voir son amour qu’en aimant le prochain pour l’amour de lui et que je devais m’employer à en procurer le salut et qu’il fallait oublier mes intérêts pour épouser ceux du prochain dans mes prières et dans tout ce que je pourrai faire de bien, par la miséricorde de Dieu(86) ». C’est aussi ce que vit sainte Marguerite-Marie. Déjà jeune, elle désirait se consumer devant le saint Sacrement, « en sa présence, comme un cierge ardent, pour lui rendre amour pour amour(87) » et après les communions, Jésus la « pressait si fort de lui rendre amour pour amour(88) ». Plus tard, c’est ainsi qu’elle explique la troisième grande révélation, de 1675 : elle se sentit « touchée du désir de quelque retour, et de lui rendre amour pour amour(89) ». Enfin, le Magistère l’a confirmé : « Le Sacré-Cœur – affirme le pape Léon XIII – est le symbole et l’image sensible de la charité infinie de Jésus-Christ, qui nous pousse elle-même à l’aimer en retour [ad amandum mutuo](90) ». Et, dans sa grande encyclique sur le Cœur de Jésus, Pie XII emploie même une fois le verbe redamare : « la bonté de Dieu lui même, auquel ils [les hommes] s’efforcent de rendre hommage en répondant à son amour [redamando](91) ».
Il est précieux de distinguer louange et action de grâces(92). Je loue pour un bien qui ne m’est pas nécessairement destiné, alors que je rends grâces pour un bien dont je suis bénéficiaire(93). Plus encore, la louange s’adresse à Dieu pour lui-même, la gratitude ou le remerciement à Dieu en tant que Donateur. Il y a donc plus de gratuité dans la louange, et plus de circularité dans l’action de grâces. La gratitude les entrelace.
(81)Claude Lichtert, L’intrigante bénédiction. Lectures narratives, coll. « Lire la Bible » n° 177, Paris, Le Cerf, 2013, p. 22.
(82)Épître de Clément de Rome, xxxii, 1 et xxxiii, 1, trad. Sr Suzanne-Dominique, Les écrits des Pères Apostoliques, Paris, Le Cerf, 1990, p. 93.
(83)La miséricorde de Dieu dans mon âme. Petit Journal de Sœur Faustine, trad. (anonyme), Marquain (Belgique) et Baisieux (France), Éd. Jules Hovine, 1985, n° 1769, p. 565.
(84)S. Bernard de Clairvaux, Homélies sur le Cantique des Cantiques, Sermon 50, dans Invités aux noces, trad. Pierre-Yves Émery, Paris, Desclée, 1979, p. 100.
(85)Jean-Claude Sagne, « La personnalité spirituelle de Marguerite-Marie », Raymond Darricau et Bernard Peyrous (éds.), Sainte Marguerite-Marie et le message de Paray-le-Monial, Actes du Congrès de Paray-le-Monial, 1990, Paris, Desclée, 1993, p. 178.
(86)Écrits par ordre de la Mère de Saumaise, 3.
(87)Autobiographie, p. 13.
(88)Ibid., p. 30.
(89)Ibid., p. 92.
(90)Léon XIII, Lettre encyclique Annum sacrum sur la consécration du monde au Sacré-Cœur de Jésus, 25 mai 1899, § 10, trad. Henri Rondet, Le Sacré-Cœur. Enseignement des Papes Pie XII, Pie XI et Léon XIII, Toulouse, Apostolat de la prière, 1957, p. 107. Souligné par moi.
(91)Pie XII, Lettre encyclique Haurietis aquas sur le culte du très saint Cœur de Jésus, 15 mai 1956, V, n. 63, Acta Apostolicæ Sedis, 48 (1956), p. 309-353, ici p. 344. Il n’y a toujours pas de traduction en français sur le site du Saint-Siège.
(92)Cf. Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, p. 85.
(93)De même, je dis « Félicitations » à des parents qui attendent un enfant et « Merci » à la personne qui m’a prêté un livre.
La méthode inventée par le médecin suisse Roger Vittoz (1863-1925) se fonde sur la double fonction du cerveau, recevoir et émettre, qu’objective l’onde Vittoz, vibration qui est la résonance dans le corps de la tension (ou de la détente) induite par le cerveau.
Cf. les sites consultés le 18 avril 2017 : http://www.vittoz-irdc.net/Bibliographie.html ; http://vittoz-fovea.fr/Bibliographie.pdf
Les études montrent une caractéristique inattendue autant que passionnante de l’authentique donneur : il importe au plus haut point qu’il se montre vulnérable(94). Une sorte de syndrome inspecteur Colombo ou, mieux, de syndrome Father Brown, car celui-ci est véritablement humble, alors que celui-là n’est qu’apparemment loser (il cultive un look modeste)…
Adam M. Grant rapporte un exemple parlant. David Walton est un avocat doué du cabinet Cozen O’Connor, et une étoile montante dans le ciel juridique. Mais il est encore jeune et doit, pour la première fois de sa carrière, plaider devant un jury. Peu importe ici le détail de l’affaire : défendre une société qui distribue l’huile de ricin en Pennsylvanie contre la société qui, établie à Mumbai, en Inde, l’approvisionne et lui vole le marché en venant s’installer aux Etats-Unis. D’un côté, nous avons le jeune Dave Walton qui, certes, a bien préparé son dossier et défendu son client avec passion, mais est inexpérimenté. En face, nous avons le défendeur représenté par trois grands cabinets d’avocats et l’adversaire de Dave, qui a 25 ans d’expériences et comptant parmi les 100 meilleurs avocats de Pennsylvanie, doublé d’un plaideur extraordinaire. Or, il est manifestement pour les accusés, la société indienne. Passons les détails.
Dave n’est pas du tout sûr de l’emporter malgré son excellent dossier. De plus, il a bafouillé, bredouillé à plusieurs reprises. Le jury revient et, contre toute attente, il donne gain de cause au client de Dave.
Or, la différence a tenu à un autre facteur qui est loin d’être anodin, facteur que nous n’avons pas encore mentionné : Dave Walton est bègue. Il semble que ce handicap, qui touche 1 % de la population, accroisse les chances d’échecs. Tout au contraire, les bègues réussissent très bien dans la vie, même sans avoir surmonté leur handicap. C’est vrai en général. Ce fut vrai de Dave en particulier : « Les membres du jury l’ont trouvé sympathique(95) ». De manière plus générale, sa communication était « désarmée », « vulnérable(96) ».
Le succès dépend de sa capacité à influencer l’autre(97). Or, certains chercheurs distinguent deux grands modes d’influence : la domination et le prestige(98). Dans la première, la personne apparaît puissante et autoritaire ; dans la seconde, elle inspire respect et admiration. De prime abord, la communication puissante est plus prisée dans un monde où l’on attend que les personnes s’expriment avec assurance et force(99).
Grant montre inductivement l’importance de la communication désarmée ou vulnérable en quatre domaines : la présentation ; la vente ; la persuasion ; la négociation.
1. Une preuve factuelle intéressante est fournie par un signe (et moyen) de la vulnérabilité : la dépendance, et précisément, un signe de celle-ci qui est le fait de poser des questions, donc avoir besoin de réponse. Etudiant la performance des négociateurs à partir d’une étude d’une centaine d’entre eux, Neil Rackham a constaté que les négociateurs experts se distinguaient des moyens par le nombre de questions posées, plus de deux fois plus nombreuses : 21 % contre 10 %(100). Cela vaut même dans des domaines plus ingrats comme les assurances(101), ce qui a été confirmé(102).
2. Une autre preuve est venue d’un autre signe (et moyen) de la vulnérabilité : la consultation. Celle-ci est beaucoup plus efficace et persuasive que l’autre. Par exemple, lorsqu’un vendeur cherche à obtenir de l’acheteur le prix le plus haut possible, il s’entend avec lui dans 8 % des cas ; si, au contraire, il négocie avec lui, c’est-à-dire le consulte pour obtenir la meilleure manière d’atteindre leurs objectifs respectifs, il conclut la vente dans 42 % des cas(103). De même, la consultation est beaucoup plus efficace que les méthodes manipulatrices (flatterie, échange de faveurs) qui cherchent à influencer les supérieurs ou les subalternes(104). Et même lorsque la flatterie semble réussir, elle doit son efficacité à ce qu’elle est combinée à la consultation(105).
Or, la consultation est un mode de communication vulnérable, en soi et par opposition à la méthode autoritaire ou manipulatrice. En effet, la personne qui consulte montre qu’elle ne sait pas, avoue ses incertitudes. D’ailleurs, les travailleurs qui ne demandent pas d’aide aux experts sont moins bien évalués leurs supérieurs que ceux qui savent demander(106). Précisément, la consultation présente quatre avantages : apprendre, conduire l’autre à adopter son point de vue, le conduire à s’engager, le flatter(107).
La réussite tient d’abord à la compétence, l’efficience de celui qui agit ; or, celui qui est vulnérable montre plutôt ses insuffisances et sa passivité ; donc, le communicateur ou le commercial désarmé devrait s’attendre à un échec.
Il faut répondre en introduisant avec Grant le concept presque oxymorique de « vulnérabilité compétente »(108). En effet, le psychologue Elliot Aronson a réalisé une étude classique qui a montré que les auditeurs n’acceptent la vulnérabilité de l’orateur que s’il est d’abord compétent(109). Pour cela, il a fait entendre quatre enregistrements d’un même candidat en croisant les deux conditions : compétence/incompétence (en l’occurrence, répondre à 9 ou 3 réponses sur 10), vulnérabilité/invulnérabilité (en l’occurrence, la maladresse : le candidat faisait entendre un bruit de vaisselle brisée : « Oh non ! J’ai renversé du café sur mon nouveau costume ! »). Or, si les auditeurs préféraient plus l’expert maladroit à l’expert invulnérable, ils préféraient moins le candidat incompétent et gauche au candidat incompétent et invulnérable. L’étude fut confirmée(110). D’ailleurs, celui qui emploie une communication dominante ou puissante affecte d’être compétent, même s’il ne l’est pas : « Les preneurs réussissent à influencer leurs pairs parce qu’ils se comportent de façon à avoir l’air compétents, même si, en réalité, ils ne le sont pas(111) ».
Les psychologues parlent d’« effet de bourde ». Ils parlent aussi de « position basse ».
1. L’un des mécanismes décrits par le psychologue est le respect de la liberté de celui qui reçoit. En effet, la personne craint par-dessus tout d’être contrainte, dirigée, voire manipulée. Or, celui que l’on questionne ne se sent pas manipulé, à l’encontre de celui à qui l’on enjoint un ordre quelconque. Tel est par exemple le cas pour le vote. Celui qui intime l’autre à voter n’engendrera probablement que des résistances(112). En revanche, celui qui entend la question : « Par pure curiosité, envisagez-vous de voter aux prochaines élections ? », augmentera le pourcentage de chances qu’il vote de… 41 %, ce qui est considérable(113). De même, lorsqu’un bon conseil est imposé par un ordre, il ne sera pas suivi, alors qu’il le sera lorsqu’il sera seulement proposé. Par exemple, dans un exercice où l’on se représente un atterrissage d’urgence dans le désert et la liste des objets classés par ordre de priorité, si un coéquipier dit : « Il faut mettre la torche électrique plus haut dans la liste. C’est le seul objet fiable qui nous permettra de signaler notre présence durant la nuit », les autres résistent. En regard, c’est tout le contraire, si quelqu’un propose : « Ne pensez-vous pas que la torche électrique devrait venir en haut de la liste ? Elle pourra être assez utile pour signaler notre présence la nuit ». C’est ainsi que des chercheurs parlent du pouvoir de ce qui est sans pouvoir(114).
2. De plus, la communication désarmée favorise l’initiative de l’autre, au contraire du discours puissant. C’est ce qu’a montré une étude de Grant : face à des employés proactifs, les chefs qui employaient le style de communication dominateur enregistraient en moyenne 14 % de bénéfices en moins que les chefs au style plus hésitant(115).
1. De plus, la vulnérabilité rejoint une des grandes lois du don, la loi de proportion par lequel le donneur se donne en quelque sorte en nourriture au bénéficiaire aimé. Et s’il est nécessaire que la personne vulnérable soit compétente, cela tient à la nécessaire conjugaison des deux lois, autocommunication et proportion. La seconde est au service de la première, en est comme une modalité.
2. Nous ne sommes pas loin de la loi de kénose. Celui qui ne sait pas, dit ne pas avoir idée, a plus de pouvoir de persuader que celui qui dit savoir(116).
Il y a différents signes ou marqueurs de communication désarmée. Grant en isole cinq(117) :
1. L’hésitation : « Euh… », « Tu sais », etc.
2. L’imprécision : « Je pense ».
3. La précaution : « C’est peut-être une mauvaise idée, mais… ».
4. L’incitation à poursuivre : « C’est intéressant ce que vous dites ».
5. L’intensification : « Bien », « Vraiment ».
« 3. Accrochez-le [le tableau, l’icône] quelque part, par exemple sur le mur au nord, et vous vous mettrez autour, frères, à égale distance de celle-ci, puis vous la regarderez attentivement : chacun de vous expérimentera, de quelque lieu qu’il l’examine, qu’il est vu par elle comme s’il était seul. Il semblera au frère situé à l’orient que ce visage regarde vers l’orient, à celui qui est au midi qu’il regarde vers le midi et à celui qui est à l’occident qu’il regarde vers l’occident. Vous vous demanderez donc d’abord, avec étonnement, comment peut-il se faire qu’il vous regarde à la fois tous et chacun. Car l’imagination de celui qui se tient à l’orient ne comprend pas du tout que le regard de l’icône soit tourné vers une autre zone, à savoir, vers le couchant ou le midi. Ensuite, le frère qui était à l’orient se placera à l’occident et il expérimentera que le regard est fixé sur lui, comme il l’était auparavant à l’orient. Et parce qu’il sait que l’icône est fixe et sans changement, il s’étonnera du changement de ce regard immuable. Et si, en fixant les yeux sur l’icône, il va du couchant à l’orient, il découvrira que le regard de l’icône le suit toujours et, de même, qu’il ne le quitte pas s’il retourne de l’orient à l’occident. Il s’étonnera alors qu’il se mouvait sans être mû et son imagination ne pourra pas saisir que, quand quelqu’un d’autre se meut sur le chemin contraire au sien, le regard se meut pareillement. Et dans la mesure où, voulant en faire l’expérience, il fait aller un confrère de l’orient au couchant en regardant attentivement l’icône, tandis que lui-même se dirige du couchant à l’orient, et lui demande en le rencontrant si le regard de l’icône est toujours tourné vers lui, et qu’il s’entende dire qu’il se meut semblablement de manière opposée, il le croira. Et s’il ne le croyait pas, il ne saisirait pas que cela est possible. Ainsi, par la révélation de celui qui le rapporte, il parviendra à savoir que ce visage n’abandonne aucun de ceux qui marchent même selon des mouvements contraires. »
« 4. Il expérimentera ainsi que le visage immobile se meut à la fois vers l’orient et vers l’occident, vers le nord et vers le midi, vers un seul lieu et en même temps aussi vers tous, et que son regard suit à la fois un seul mouvement et tous. Et lorsqu’il observera que ce regard ne quitte personne, il verra que celui-ci prend soin de chacun avec autant d’amour que s’il s’agissait d’un seul à faire l’expérience d’être regardé, comme s’il ne prenait soin de personne d’autre au point que celui qu’il regarde ne peut concevoir qu’un autre soit aussi l’objet d’un tel soin. Il verra de même que ce regard prend très amoureusement soin de la plus petite créature comme de la plus grande et de tout l’univers(118) ».
« 9. Maintenant, toi frère qui contemples, approche-toi de l’icône de Dieu et, d’abord, place-toi à l’orient, ensuite au midi et enfin au couchant. Et parce que le regard de l’icône te suit également partout et ne te quitte pas où que tu te diriges, il éveillera en toi la réflexion et te poussera à dire : Seigneur, dans cette image de toi, je saisis maintenant dans une certaine expérience sensible ta Providence. Car, si tu ne m’abandonnes pas, moi qui suis le plus vil de tous, tu n’abandonneras jamais personne. De même que tu es présent en en tous et en chacun, de même est présent en tous et en chacun l’être sans lequel ils ne peuvent être. Toi, l’être détaché de toutes choses, tu es présent à chacun sans exception comme si tu ne t’occupais de personne d’autre […]. Seigneur, ne me laisse en aucune manière concevoir, sous quelque forme d’imagination que ce soit, que toi, Seigneur, tu aimes autre chose plus que moi, puisque ton regard ne se détache pas de moi seul. »
« 10. Et puisque là où est l’œil, là est l’amour, j’expérimente que tu m’aimes puisque tes yeux sont sur moi, ton humble serviteur, avec une très grande attention. Seigneur, voir, pour toi, c’est aimer et, de même que ton regard se pose sur moi avec tant d’attention qu’il ne me quitte jamais, de même ton amour. Et parce que ton amour, Seigneur, est toujours avec moi et que ton amour n’est autre que toi-même qui m’aimes, alors, Seigneur, tu es toujours avec moi. […] Ton être, Seigneur, n’abandonne pas mon être. Je suis, en effet, dans la mesure où tu es avec moi. Et puisque ton voir est ton être, je suis, donc, parce que tu me regardes. Si tu détournais de moi ta face, je ne subsisterais en aucune manière(119) ».
« Jamais tu ne fermes les yeux, jamais tu ne les tournes dans une autre direction, et bien que moi je me détourne de toi quand je me tourne complètement vers autre chose, tu n’écartes pour autant ni tes yeux ni ton regard. […] Quand il [le pécheur] retourne vers toi, tu cours sans retard à sa rencontre et, avant même qu’il ne te regarde, tu jettes sur lui tes yeux miséricordieux avec une affection paternelle. Pour toi, avoir miséricorde n’est autre chose que voir. Ta miséricorde accompagne donc tout homme, aussi longtemps qu’il vit, où qu’il se dirige, de même que ton regard n’abandonne jamais personne. Par conséquent, aussi longtemps que l’homme vit, tu ne cesses de l’accompagner et de l’inciter, avec un doux avertissement intérieur, à quitter son erreur et à se convertir à toi, afin qu’il vive dans la félicité. Toi, Seigneur, tu es le compagnon de mon pèlerinage, où que je me dirige, tes yeux sont toujours sur moi(120) ».
(94)Cf. Adam M. Grant, Donnant donnant. Quand générosité et entreprise font bon ménage, trad. Danielle Charron, coll. « Village mondial », Montreuil, Pearson, 2013, chap. 5 : « Le pouvoir de la communication désarmée. La modestie au service de l’influence ». Les différentes références scientifiques qui seront citées sont tirées de cet article bien informé.
(95)Ibid., p. 168. Souligné dans le texte.
(96)Ibid., p. 170. Souligné dans le texte.
(97)Cf. Daniel Pink, Vous êtes vendeur, le saviez-vous ? L’étonnante vérité sur notre capacité d’influence, trad. Michel Le Séac'h, Paris, Pearson, 2013.
(98)Cf. Nir Halevy, Eileen Y. Chou, Taya R. Cohen & Robert W. Livingston, « Status conferral in intergroup social dilemmas: Behavioral antecedents and consequences of prestige and dominance », Journal of Personality and Social Psychology, 102 (2012), p. 351-366.
(99)Cf. Susan Cain, Quiet. The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking, New York, Crown, 2012.
(100)Cf. Neil Rackham, « The hehavior of successfull negotiators », Roy Lewicki, Bruce Barry & David Saunders, Essentials of Negotiation, New York, McGraw-Hill Education, 2007, p.
(101)Cf. Philip M. Podsakoff, Scott B. Mackenzie, Julie B. Paine & Daniel G. Bachrach, « Organizational Citizenship Behaviors : A Critical Review of the Theoretical and Empirical Literature and Suggestions for Future Research, Journal of Management, 26 (2000), p. 513-563.
(102)Cf. Fernando Jaramillo & Douglas B. Grisaffe, « Does Customer Orientation Impact Objective Sales Performance? Insights from a Longitudinal Model in Direct Selling », Journal of Personal Selling & Sales Management, 29 (2009), p. 167-178.
(103)Cf. Katie A. Liljenquist & Adam Galinsky, « Turn your adversary into your advocate », Negotiation, 10 (2007) n° 6, p. 4-6.
(104)Cf. Gary Yukl & J. Bruce Tracey, « Consequences of influence tactics used with subordinates, peers and the boss », Journal of Applied Psychology, 77 (1992), p. 525-535.
(105)Cf. Ithai Stern & James D. Westphal, « Stealthy Footsteps to the Boardroom: Executives' Backgrounds, Sophisticated Interpersonal Influence Behavior, and Board Appointments », Administrative Science Quarterly, 55 (2010) n° 2, p. 278-319.
(106)Cf. Arie Nadler, Shmuel Ellis & Iris Bar, « To Seek or Not to Seek: The Relationship Between Help Seeking and Job Performance Evaluations as Moderated by Task-Relevant Expertise », Journal of Applied Social Psychology, 33 (2003) n° 1, p. 91-109.
(107)Cf. Katie A. Liljenquist, Resolving the Impression Management Dilemma. The Strategic Benefits of Soliciting Others for Advice, Northwestern University, Thèse de doctorat, 2010.
(108)Cf. Adam M. Grant, Donnant donnant, p. 174.
(109)Cf. Elliot Aronson, Ben Willerman & Joanne Floyd, « The effect of a pratfall on increasing interpersonal attractiveness », Psychonomic Science, 4 (1966), p. 227-228.
(110)Cf. Robert Helmreich, Elliot Aronson & James Lefan, « To Err is Humanizing – Sometimes: Effects of Self-Esteem, Competence, and a Pratfall on Interpersonal Attraction », Journal of Personality and Social Psychology, 16 (1970), p. 259-264.
(111)Cf. Cameron Anderson & Gavin J. Kilduff, « Why do dominant personalities attain influence in face-to-face groups ? The competence-signaling effects of trait dominance », Journal of Personality and Social Psychology, 96 (2009), p. 491-503.
(112)Cf. Marian Friestad & Peter Wright, « The persuasion knowledge model. How people cope with persuasion attempts », Journal of Consumer Research, 21 (1994), p. 1-31.
(113)Cf. Anthony G. Greenwald, Catherine G. Carnot, Rebecca Beach & Barbara Young, « Increasing voting behavior by asking people if they expect to vote », Journal of Applied Psychology, 72 (1987), p. 315-318.
(114)Cf. Alison R. Fragale, « The power of powerless speech. The effects of speech style and task interdependence on status conferral », Organizational Behavior and Human Decision Processes, 101 (2006), p. 243-261.
(115)Cf. Adam M. Grant, Francesca Gino & David A. Hofmann, « Reversing », 54 (2011), p. 528-550.
(116)Cf. Uma R. Karmarkar & Zakary L. Tormala, « Believe me, I have no idea what I’m talking about. The effects of source certainty on consumer involvement and persuasion », Journal of Consumer Research, 36 (2010), p. 1033-1049.
(117)Adam M. Grant, Donnant donnant, p. 188.
(118)Nicolas de Cues, L’icône ou la vision de Dieu, Préface, n. 3-4, trad. Hervé Pasqua, coll. « Épiméthée », Paris, Gallimard, 2016, p. 49-51.
(119)Ibid., chap. 4, 9-10, p. 57-59.
(120)Ibid., chap. 5, n. 14-15, p. 61-63.
Une fois n’est pas coutume, je pars d’une scène d’un film. En effet, loin d’être une fiction, elle est un témoignage à peine voilé. Il s’agit du dialogue entre le frère Luc et une jeune kabyle, Rabbia (Sabrina Ouazani), assis sur un banc, au début du film Des hommes et des dieux(121). Le grand prix du jury à Cannes en 2010 raconte la vie quotidienne des moines de l’abbaye de Tibhirine en Algérie qui furent – dramatiquement, mais pas tragiquement, car leur vie était offerte – assassinés. Michael Lonsdale, couronné meilleur second rôle masculin, riche d’une filmographie de 140 films, y incarne, à 79 ans, le frère Luc, cistercien médecin qui avait décidé de rester frère convers, afin de ne pas être tenu de passer cinq heures par jour à la chapelle pour les sept offices quotidiens, et pouvoir être disponible aux malades se présentant continûment de 7 heures à 22 heures(122). Après avoir posé des questions sur le sentiment amoureux, Rabbia se permet une question personnelle :
« Rabbia. – Et toi, tu as déjà été amoureux ?
Frère Luc, se souvenant. - Oui, plusieurs fois, oui. Et puis après, il est arrivé un autre amour, plus grand encore. Et voilà ! J’ai répondu à cet amour-là ! Ça fait longtemps maintenant. Plus de soixante ans !
Rabbia, toute songeuse et souriante. – Ah oui ! »
Toute la scène baigne dans une atmosphère sereine. Une douce lumière irradie sur le visage de frère Luc. Paternellement, il penche légèrement son corps vers la jeune fille au point de la toucher, tout en croisant les bras dans une délicate réserve. De prime abord, ce dialogue paraît plus anecdotique que représentatif de l’enjeu poignant. En réalité, bien qu’elle ait la légèreté de la comédie, cette scène se charge de tout le drame latent : elle en reçoit toute sa radicalité et sa plénitude, puisque cette élection d’amour conduit jusqu’au témoignage ultime, le martyre ; en retour, elle donne à celui-ci tout son sens, puisque le don du sang par amour est depuis toujours déjà préparé et ébauché dans le don de soi total de la consécration à Dieu – ainsi que l’affirme le père abbé, Christian de Chergé (Lambert Wilson).
Or, la brève phrase, riche de sens, prononcée par le vieux moine résume toute la dynamique de la gratitude : « J’ai répondu à cet amour-là ! ». D’un côté, le don divin d’un amour inouï, plus grand que toute attente : « Il est arrivé un autre amour, plus grand encore ». De l’autre, la réponse humaine qui s’inscrit dans la longue durée : « Ça fait longtemps maintenant. Plus de soixante ans ! ».
Et, pendant qu’il parle, frère Luc sourit doucement. Plus encore, son regard quitte un moment le contact avec Rabbia, se tourne vers la droite ; or, cette orientation signifie le plus souvent que la pensée se dirige vers l’avenir (alors que nous regardons vers la gauche lorsque nous faisons mémoire du passé). Nous est ainsi suggéré que frère Luc rend grâces de la fidélité de son Seigneur qui a toujours été là et le sera toujours. Et la jeune kabyle, jusqu’ici tendue, voire inquiète, se met à son tour à sourire doucement et murmure, pour elle-même : « Ah oui ! »
Enfin, cette scène ne prend-elle pas un relief particulier d’avoir été improvisée(123) ? Mais, si elle n’a pas été prévue dans le script initial, si elle témoigne du talent formidable de Michael Lonsdale qui donne à son personnage son humour malicieux et sa paix rayonnante, elle n’a pas surgi de nulle part. En effet, elle provient surtout de sa foi et de son amour pour Dieu ; elle est donc une discrète et puissante action de grâces vers l’Auteur de toutes grâces(124).
Non seulement, la gratitude se goûte, mais elle est contagieuse.
Certes, l’étonnement n’est pas encore la joie. Saint Thomas d’Aquin y voyait une espèce de crainte et Descartes la porte d’entrée, en quelque sorte neutre, de toutes les passions (ce que nous appelons aujourd’hui les sentiments)(125). Demeure que cette émotion ouvre : « Savoir s’étonner – écrivait le grand biologiste Louis Pasteur – est le premier mouvement de l’esprit vers la découverte(126) ». Voire l’étonnement guérit. C’est ce que décrit un héros de Jules Verne :
« L’imprévu de ce spectacle avait rappelé sur mon visage les couleurs de la santé ; j’étais en train de me traiter par l’étonnement et d’opérer ma guérison au moyen de cette nouvelle thérapeutique(127) ».
Boileau se plaignait déjà de « la rare reconnaissance(128) ». Selon le philosophe contemporain Alain Finkielkraut, le principal mal dont souffre notre société actuelle est l’ingratitude (129). Il résume cette attitude en une image suggestive : le contemporain est devenu un « homme sans nombril(130) ».
En effet, nous cultivons l’individualisme ; or, l’individu est d’abord lui-même avant d’être un héritier (131). Le contemporain coupe les amarres : « La désimplication va de pair avec la désaffiliation(132) ».
Plus encore, « la revendication prévaut sur la gratitude(133) » ; or, par la revendication, non seulement je ne remercie pas, mais j’exige. Conséquence : que signifie le devoir de mémoire ? Pour certains, c’est une manière de « célébrer la supériorité de la conscience actuelle sur un passé tout entier tissé de préjugés, d’exclusions ou de crimes(134) ». Or, ce rapport répulsif au passé est automatiquement une relation de survalorisation du présent. De ce fait, la génération présente peut s’émanciper de la génération antérieure : non seulement la critiquer, mais ne plus rien lui devoir(135).
Plus qu’une démonstration philosophique décisive, Finkielkraut propose une induction, multipliant les perspectives, les intuitions, mais sans jamais les formaliser, préférant souvent la beauté d’une formule à la rugosité – mais aussi à la rigueur – d’une démonstration. Cela n’est pas sans cohérence. Par exemple, comment rendre hommage au don de la langue et à sa beauté, sans la pratiquer ? Ainsi, la préférence systématique pour la formule-choc, la citation spectaculaire, le développement brillant, va m’obliger à systématiser la pensée de l’auteur beaucoup plus qu’il ne le fait.
Dans l’Ingratitude, Alain Finkielkraut consacre deux chapitres à cette question, le premier à l’ex-Yougoslavie et le second à la question politique d’Israël. Les deux présentent le point commun d’être des « petits pays ». On sait combien ceux-ci se sont multipliés ces derniers temps. Et combien cela dérange. À commencer pour des raisons très pédagogiques de clarté et de compréhension : combien aujourd’hui mélangent Lithuanie et Léthonie ?
Raisonnement général
Selon Finkielkraut, à la suite de quelques autres, le fond de la guerre serbo-croate, c’est la volonté de négliger et de laisser détruire ces « petits pays ». Il est révélateur que le terme « balkanisation » soit une insulte. Il est cependant neutre, « dérivé de la division en petits Etats indépendants des territoires qui avaient fait partie de l’Empire turc(136) ». Or, aujourd’hui, il équivaut à morcellement, fragmentation culturelle et exprime notre aversion pour la prolifération des pays et la multiplication des frontières.
Or, ce qui caractérise un « petit pays » n’est pas sa taille quantitative. Cette petitesse présente une double face : objective, à savoir son peu d’importance qualitative (culturelle, par exemple, ou industrielle : la non-appartenance au G 7) ; subjective, à savoir la conscience aiguë de sa fragilité, de sa contingence, de sa vulnérabilité. Par exemple, il est clair que ni les Français ni les Américains n’ont le sentiment intime que l’existence de leur pays soit mise en péril. « La petite nation, écrit Kundera dans un article décisif, en joignant les deux dimensions de la définition, est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait(137) ». Il précise : « Un Français, un Russe, un Anglais n’ont pas l’habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par le vers ‘La Pologne n’a pas encore péri’(138) ».
Or, la vulnérabilité est toujours le revers d’un don. Un signe en est, pour ces petits pays, le droit de posséder sa propre langue, inassimilable aux autres.
Donc, nier ces « petits pays », c’est refuser le don : c’est le triomphe du volontarisme si fréquent en politique. Inversement, ces « petits pays » sont des signes et aussi des rappels du primat de la compassion et du respect : ils sont, au plan international, l’équivalent de ce que sont les plus démunis au plan social ou les embryons au plan individuel : le maillon humain le plus humain car le plus vulnérable. À chaque fois, ils sont menacés par la logique la plus fréquemment déployée pour régler les problèmes depuis que le monde est monde : l’exclusion.
Bref, il s’agit de retrouver le peuple comme « l’infinie variété d’une multitude dont la majesté réside dans sa pluralité même(139) ».
Bref, il s’agit de retrouver le peuple comme « l’infinie variété d’une multitude dont la majesté réside dans sa pluralité même(139) ».
Mais sans naïveté : « plus une nation est petite, c’est-à-dire fragile, menacée, contestée, plus elle s’accroche à son roman national(140) ». Il faut donc trouver un juste milieu entre la légitime revendication nationale et les nationalismes.
Application dans le conflit serbo-croate(141)
C’est un article décisif de Milan Kundera, en 1983, qui a souligné le fait. Il note que parler d’Europe centrale, notamment pour s’insurger contre le soviétisme, comme Alexandre Soljenitsyne, c’était prendre le vocabulaire même des ravisseurs, poursuivre leur crime. En effet, cette Europe centrale n’existe pas : c’est « la zone incertaine des petites nations entre la Russie et l’Allemagne(142) ». C’est ainsi que l’écrivain tchèque Ludvik Vaculik s’enchante de la diversité de l’Europe face à l’uniformité de l’ordre russe. Le fondement de cette diversité est, pour lui, la géographie physique avant la géographie culturelle, humaine : « L’âme compliquée de l’Europe procède de son terrain : du contour ondulé de ses rives, de la hauteur de ses montagnes, du climat et de la direction des rivières. Sur chaque baie, un duc différent règnait ; une île avait son roi. […] Nul conquérant n’a pu s’emparer de l’Europe d’un trait, il butait toujours sur un obstacle, perdant temps et force(143) ».
Autre exemple : le débat significatif entre Antoine Meillet, professeur au Collège de France et le romancien Magyar, hongrois Dezsö Kosztolanyi en 1930. Le premier défend une grande Europe unifiée, n’ayant plus qu’un seul langage, bref une optique extrêmement volontariste où la raison cartésienne efface tout donné, toute différence culturelle, linguistique ; le second répond que, dans cette logique, « les gros poissons finiront par dévorer les petits, non par méchanceté mais de manière douce et pacifique au nom de la culture humaine, pour la plus grande gloire du progrès(144) ». Passionnante critique : il n’existe pas d’accolade neutre ni d’espéranto, mais un pays imposant son langage à d’autres. Autrement dit, cette uniformisation neutralisante est une forme cachée, soft et propre de la dialectique du maître et de l’esclave. Toujours, en effet, il doit exister une cause cachée : la structure de péché requiert la cause qu’est une volonté pervertie. Ce qui est en jeu, c’est le don. Comme le dit Finkielkraut : « La non-coïncidence du réel et du rationnel, où Meillet voit un scandale, apparaît à Kosztolanyi comme une ressource et un don(145) ». À ceci près que le don, pour être réel, n’est pas contraire à la rationalité, mais relève d’une logique autre que celle de la géométrie monochrome.
Autre exemple. Le mépris à Munich pour les peuples sans importance. Chamberlain disant : « Combien il est horrible, combien fantastique, combien incroyable que nou en soyons à creuser des tranchées et à essayer des masques à gaz en raison d’une querelle qui s’est produite dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien(146) ».
Autre exemple. Benoist-Méchin affirme : « Ne songez plus aux frontières ! Que sont-elles sinon le symbole de vieilles querelles dynastiques ! Créer un monde du vestige de ces disputes n’a plus de sens. Brisez une fois pour toutes avec les erreurs du passé(147) ».
Les Juifs
« Les Juifs », dit Finkielkraut, sont « la petite nation par excellence(148)« : « La seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et à la marche dévastatrice de l’Histoire(149) ».
Intéressant diagnostic du grand historien du judaïsme Simon Doubnov : « tout accès de passion nationaliste chez un peuple quel qu’il soit provoque d’abord et avant tout une dégradation dans l’attitude de ce peuple à l’égard des Juifs qui vivent en son sein(150) ».
La conséquence concrète des difficultés entre Juifs et Palestiniens est la « désintrication », dit Alain Finkielkraut(151). Entre la barbarie et l’association, les deux solutions proposées par le systémicien Morin, il en existe une troisième : « De nos jours – écrit le grand historien israélien Jacob-L. Talmon –, le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique ou décevant, de les séparer(152) ».
Conséquence : le danger du fameux devoir de mémoire
Paradoxalement, ce penseur conservateur qu’est Finkielkraut se méfie du devoir de mémoire : en effet, il est un devoir très sectorisé envers les torts. La sélection opérée par cette mémoire qui nourrit la mauvaise conscience semble l’équivalent de l’exclusion opérée par la politique qui préconise ce travail. Finkielkraut adresse une double critique. 1. « Ces hypermnésiques ne sont pas désorientés, ils sont fanatisés ». En effet, avec le spectre d’Auschwitz, le pire est arrivé, donc plus rien de nouveau n’arrivera. Désormais tout traumatisme a un antécédent. La mémoire en devient « paresseuse(153) ». 2. « cette mémoire paresseuse est aussi une mémoire oublieuse ». En effet, ces « Juifs superlatifs » « portent la kipa moins tant pour afficher leur identité juive que pour expulser du judaïsme les Juifs sans atours qui ne pensent pas comme eux(154) ».
En regard, l’oubli est bien nécessaire. Il semble que ce soit l’équivalent de moindre degré du pardon
Autre conséquence danger de disqualifier la mémoire d’un pays
C’est le cas pour l’Allemagne : la culpabilité est tellement plus grande que toute idéologie nationale est répudiée. Au point qu’on peut en arriver avec l’historien américain Goldhagen jusqu’à dénoncer une germanité du mal nazi : c’est l’Allemagne qui a secrété Hitler, c’est elle qui l’a conduit sur la voie de l’horreur : « Le terme le plus approprié, le seul approprié même, pour désigner les Allemands qui ont pratiqué l’holocauste, est celui d’«Allemands»(155) ». La raison en est que la spécificité de l’Extermination est le caractère industriel du massacre ; or, c’est l’Allemagne qui était industrielle. Mais une telle argumentation est nier que ces machines sont neutres et ont été manipulées par des tueurs.
Au fond, l’homme d’aujourd’hui s’est désolidarisé des morts : nous estimons ne rien avoir à leur devoir. Or, ce sont eux qui nous portent. C’est donc que nous sommes des ingrats.
L’homme d’aujourd’hui est, au sens étymologique, désolé, c’est-à-dire privé de sol, apatride.
Pure déliaison
Jacques Attali, dans son Dictionnaire du xxie siècle, dit que la nouvelle élite aime « créer, jouir, bouger(156) », ce qui est le mot d’ordre du type 7 et la mise en œuvre systématique de la négation de tout enracinement. Le même propose de lire son livre en s’y promenant « en nomade, de renvoi en renvoi. […] Déjà par sa forme, ce livre parle d’avenir : demain, on lira comme on navigue(157) ». Bref, cette forme est celle de la projection dans l’avenir ; un texte qui ne se conjugue qu’au futur, ne se réduit-il pas à de l’hypertexte ?
Autre exemple. En 1996, Le Monde et France Culture, ont proposé à la jeunesse un concours d’écriture pour les grandes vacances. Le thème était le suivant : « Paroles de révolte. Place cet été aux paroles en rupture, paroles de mouvement et de rébellion, paroles de tous ceux qui savent se cogner aux interdits et aux stéréotypes ». Finkielkraut qui cite ce superbe exemple d’inventivité, commente : « On est anticonformiste à l’unisson(158) ».
La négation de la présence des morts
Jefferson disait : « Les morts n’ont aucun droit, ils ne sont rien, et rien ne saurait posséder quelque chose(159) ». De son côté, Thomas Paine, dans sa polémique contre Burke, insiste : « Je défends les droits des vivants et je m’efforce d’empêcher qu’ils soient aliénés, altérés ou diminués par l’autorité usurpée des morts(160) ».
La négation de l’objectivité même du beau
S’il y a une réceptivité encore intouchée, c’était celle de la beauté. Or, celle-ci fut aussi déconstruite. « Il faut rendre le jugement esthétique à sa liberté, à son risque et à son plaisir(161) ». Au point qu’un spécialiste des paysages comme Alain Roger affirme que seul un regard enfin libre voit qu’ »une armée de pylônes en campagne peut constituer et générer un paysage aussi fort, sinon plus, que l’ancien(162) ».
Le virtuel, négation de l’enracinement
« De quoi est-on l’obligé quand on n’est affilié à rien ? […] Du monde, de son opacité et de ses aspérités, l’informatique a fait un espace transparent et navigable. […] Un nouveau milieu vital se crée qui n’est plus composé de choses mais de non-choses, c’est-à-dire d’images ou de programmes, et qui ne fait plus acception des frontières et des territoires(163) ». Une conséquence parmi d’autres : la disparition de l’intérêt pour la nation. La communication devient la norme et la mesure ; or, elle est cosmopolite ; donc nous sommes apolitiques, citoyens du monde. L’ancien ministre du Travail de Clinton le dit dans un ouvrage pourtant consacré à la gloire des manipulateurs de symboles : « L’individu cosmopolite qui a une perspective mondiale choisira-t-il d’agir avec équité et avec compassion ? Les manipulateurs de symboles actuels et futurs n’auront aucun sentiment de responsabilité à l’égard d’une nation particulière et de ses citoyens ; partageront-ils leurs richesses avec leurs congénères les moins favorisés dans le monde(164)? »
Conséquence pour la France
Alain Finkielkraut rapporte à plusieurs reprises la distinction faite par Louis Dumont : dans l’Allemagne romantique, on est d’abord allemand et on est homme par sa qualité d’Allemand ; en revanche, sous Montesquieu, l’habitant de la France est homme par soi et Français par accident(165). Il suffit d’entendre Victor Hugo : « ô France, adieu ! Tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. […] Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. […] Adieu, Peuple ! Salut, Homme(166)! » Paul Valéry, de son côté, affirme que « la particularité des Français, c’est de se croire, de se sentir, hommes d’univers(167) ». Autrement dit, le culturel prime le politique. Or, le culturel est construit. Voilà pourquoi la France privilégie le construit sur le donné ; voilà peut-être aussi la France post-révolutionnaire est si centralisée, si négatrice des différences culturelles des régions.
Une autre figure de l’origine est le professeur. Hannah Arendt disait que le professeur, représentant de l’adulte, dit aux élèves : « Voici notre monde(170) ». Or, on doit à Bourdieu la déconstruction du maître, du professeur. Le modèle traditionnel est, pour lui, un insupportable vecteur d’aliénation : « Le système scolaire est à la société dans sa phase actuelle ce que d’autres formes de légitimation de l’ordre social et de la transmission héréditaire des privilèges ont été à des formations sociales qui différaient tant par la forme spécifique des rapports et des antagonismes entre les classes que par la nature des privilèges transmis. Ne contribuent-ils pas à convaincre chaque sujet social de rester à la place qui lui incombe par nature, de s’y tenir et d’y tenir(171) ? » Le raisonnement est le suivant : la culture est celle des dominants qui ne vaut pas mieux qu’une autre ; or, ceux-ci souhaitent l’imposer pour se démarquer du vulgaire en transmettant leur milieu familial ; or, l’école transmet cette culture ; donc elle sert les dominants
Une autre figure de l’origine est le professeur. Hannah Arendt disait que le professeur, représentant de l’adulte, dit aux élèves : « Voici notre monde(170) ». Or, on doit à Bourdieu la déconstruction du maître, du professeur. Le modèle traditionnel est, pour lui, un insupportable vecteur d’aliénation : « Le système scolaire est à la société dans sa phase actuelle ce que d’autres formes de légitimation de l’ordre social et de la transmission héréditaire des privilèges ont été à des formations sociales qui différaient tant par la forme spécifique des rapports et des antagonismes entre les classes que par la nature des privilèges transmis. Ne contribuent-ils pas à convaincre chaque sujet social de rester à la place qui lui incombe par nature, de s’y tenir et d’y tenir(171) ? » Le raisonnement est le suivant : la culture est celle des dominants qui ne vaut pas mieux qu’une autre ; or, ceux-ci souhaitent l’imposer pour se démarquer du vulgaire en transmettant leur milieu familial ; or, l’école transmet cette culture ; donc elle sert les dominants
La langue est par excellence le lieu de la réception. Finkielkraut cite ce mot de Hölderlin : « Le langage – le plus dangereux de tous les biens – a été donné à l’homme afin qu’il puisse témoigner avoir hérité ce qu’il est(172) ».
Or, le courant structuraliste notamment, ou un Roland Barthes, ont nié le don premier de la langue. Ecoutons-le, dans sa leçon inaugurale au Collège de France : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste, elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire(173) ».
Ce qui est vrai de la langue l’est aussi de l’écriture. Le souhait secret est de désinhiber la langue, de la libérer de cette insupportable dichotomie entre l’usage qu’est l’oral et l’écrit. Alors, pourquoi ne pas se passer des règles écrites, au nom même de l’évolution ? « De nombreuses règles du français, constate Le Monde, relèvent d’une logique tout à fait antérieure aux logiques modernes d’information(174) ». La finalité n’est-il pas la communication ; or, celle-ci n’a que faire des subtilités grammaticales. À moins que, suprême raffinement, on n’argumente à partir du passé, au nom de la relative brièveté de l’ère alphabétique. C’est ce que fit, à Cambridge, non sans provocation, sir Edmund Leach, grand anthropologue anglais : « Tout comme dans le passé, le hommes avaient vécu des milliers d’années en créant des cultures splendides et des civilisations sans livres, de même pouvait-il en être à l’avenir(175) ».
Application concrète : le texte ancien, classique est considéré comme autre et non comme fondateur. Voici par exemple un rapport remis en 1992 au ministère français de l’Éducation nationale à propos de la difficulté sans cesse croissante de lire Phèdre dans les lycées : « Ni le nom de Racine, ni ses vers ne suffisent à créer un certain recueillement. Les élèves ne comprennent pas du tout, semble-t-il, les enjeux de cette pièce. L’enseignant doit rechercher, et pas seulement dans ses souvenirs personnels ou d’apprentissage professionnel, les textes qui, aujourd’hui, sont signifiants(176) ».
Il y a différentes causes à cette ingratitude. Notamment le mouvement d’auto-entraînement engendré par la technique : « Toute avancée ou progrès de la grande technologie nous impose un pas supplémentaire et cette contrainte, nous la transmettons à nos descendants qui, eux, devront payer l’addition(177) ».
Mais la raison de fond est ailleurs. Si la pensée d’Alain Finkielkraut est plus circulaire et préfère la forme littéraire à l’argumentation syllogistique, il n’est pas impossible de détecter une argumentation de fond, une conviction, ébauchée ici ou là. Au fond, Finkielkraut défend, très bibliquement, le primat, l’antécédence du don de la création. Rien ne serait, aucune construction humaine n’aurait raison d’être sans la donation originaire de l’être créé. Emmanuel Lévinas disait que l’homme d’aujourd’hui raisonne « comme si le moi avait assisté à la création du monde(178) ». Et Barbey d’Aurevilly parlait de « l’homme se préférant à Dieu et se posant à sa place dans l’intelligence ». Au fond, ce que l’on refuse aujourd’hui, c’est la transcendance : non pas en tant que séparée, mais en tant que source non causée de notre vie. Pourtant, « culture et culte sont des mots de la même famille », notait Alain(180). Avec la transcendance, c’est le mystère que nous tentons de conjurer. Le démon de midi est le refus de l’obscurité : « la lutte contre l’obscurantisme […] est en train de faire de nous des orphelins de la nuit ». Nous sommes condamnés au « jour à perpétuité(181) ». Et Paul Valéry disait : « Une difficulté est une lumière. Une difficulté insurmontable est un soleil(182) ».
Mais comment l’homme prend-il la place de Dieu ? Le structuralisme et son ennemi, l’existentialisme partagent du moins une conviction commune : « se soustraire à tout ce » qui est « reçu et […] décider souverainement de son être(183) ». À la « plasticité absolue » de l’homme affirmée par les sciences humaines se joint sa « malléabilité totale(184) ». En effet, on confond le possible avec le néant ; or, la création opère ex nihilo ; donc, l’homme d’aujourd’hui, se fondant sur ce savoir et ce pouvoir tout-puissant, croit remplacer Dieu.
Pour mobiliser, il suffit d’y ajouter une utopie : que le monde actuel vive d’un mai 68 permanent, de ce « non-événement (Kojève) non sanglant où tout le monde s’appelait « Camarade », où, pour reprendre les mots de Chateaubriand décrivant les premiers mois de la Révolution française, « le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues(185) ». Car tel est le fond de Mai 68 : « Professeurs, vous nous faites vieillir(186)! »
Au fond, estime Finkielkraut, notre époque est habitée par un ressentiment à l’égard de l’origine.
Quel traitement propose Finkielkraut ? Il suffit d’inverser le diagnostic qui vient d’être posé : la reconnaissance des « petits pays », de la langue, de la beauté, de l’admiration.
D’ailleurs, bien souvent, chemin faisant, j’ai indiqué les chemins d’un retour.
Clair est le principe politique : les nationalités, grandes ou petites, ont le droit de disposer d’elles-mêmes.
À Londres, en 1942, Raymond Aron refuse l’argument selon lequel « les unités politiques doivent être à la mesure des moyens matériels dont dispose l’humanité » ou selon laquelle « à l’âge de l’aviation et de la télégraphie sans fil, la division de l’Europe en une vingtaine d’Etats souverains est aussi anachronique que la faucille à bras ou la charrue à mains(187) ».
Il faut faire parler les défunts que l’on a trop bâillonnés. « La tradition, disait Chesterton, est la démocratie des morts(188) ». L’Etat, disait Edmund Burke, en 1790, doit être conçu comme « une association non seulement entre les vivants, mais entre les vivants et les morts et tous ceux qui vont naître(189) », conjuguant ainsi les trois dimensions du temps. Le même disait : « L’un des premiers principes, l’un des plus importants parmi ceux qui consacrent la république et ses lois, c’est d’éviter que ceux qui en possèdent temporairement l’usufruit se montrent oublieux de ce qu’ils ont reçu de leurs ancêtres ou de ce qu’ils doivent à leur postérité et agissent comme s’ils en étaient les maîtres absolus(190) ».
La raison anthropologique est que l’homme du passé représente la mémoire ; or, la mémoire est condition de l’intelligence : « On éduque l’homme, explique Eugenio Garin, en le mettant en contact avec les hommes du passé, car grâce au trésor de la mémoire, dans le colloque avec les autres, la confrontation avec des paroles précises et non pas fausses et banales, l’esprit est pratiquement obligé de se retrouver lui-même, de prendre position, de prononcer à son tour des mots adéquats et précis(191) ».
Attention, il ne s’agit pas seulement de retrouver les Anciens ; combien de déconstructionnistes ont une connaissance très précise, très cultivée, nullement méprisante des Anciens, de leurs prédécesseurs. Mais ils voient en ces Anciens, non pas un fondement ou une origine, mais une altérité ; la connaissance des Anciens est nécessaire pour mieux marquer la distance, non pour y découvrir notre identité, quitte à souligner ensuite la distance.
La personne qui proclame l’enracinement universel et le déracinement local est irresponsable et schizoïde car, de facto, elle ne vit que dans le chez-soi et marie l’exotisme et la surprotection. « Un citoyen du monde qui vivrait sous la tyrannie d’un empire universel, parlerait et penserait dans une sorte de super espéranto ne serait pas moins un monstre qu’un hermaphrodite(192) ».
L’homme n’existe qu’enraciné : tout nouveau-né vient dans un monde plus vieux que lui. Plus encore, c’est ce don 1 qui est la condition du don 3 : « C’est précisément pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice(193) ». Cassirer souligne la même loi : « Chaque fois qu’un sujet – il peut s’agir d’un individu ou de toute une époque – est prêt à s’oublier pour se fondre en un autre et s’abandonner totalement à lui, il se retrouver lui-même avec un sens plus neuf et plus profond ». Et de donner l’exemple de Plutarque qualifié de « premier homme moderne » ; or, « il n’a pu, paradoxalement, le devenir qu’en parvenant à une nouvelle compréhension plus profonde de l’Antiquité(194) ».
Ecoutons Camus lui-même : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse(195) ».
Déjà ce prophète qu’était Chesterton disait : « Ce n’est pas faire preuve de courage que de s’en prendre à des choses séculaires ou désuètes, pas plus que de provoquer sa grand-mère. L’homme réellement courageux est celui qui brave les tyrannies jeunes comme le matin et les superstitions fraîches comme les premières fleurs(196) ». Alain renchérissait : « Notre pensée n’est qu’une continuelle commémoration(197) », ce qui manque un peu de dynamisme prospectif, comme on le dira plus bas.
Contre « l’espéranto du commerce international, de la technologie et du tourisme(198) », il nous faut redécouvrir la langue. « La langue jaillit des couches profondes de l’humanité ; ce qui nous interdit à jamais d’y voir un simple courage et une création des peuples eux-mêmes. […] Il faut voir en elle, dans cette perspective, non un produit de l’action volontaire, mais une émanation involontaire de l’esprit, non un ouvrage que les nations ont confectionné, mais un don gracieux que leur a octroyé leur destin le plus intime(199) ».
Or, les poètes sont, parmi les hommes, les plus sensibles au don gracieux de la langue. En effet, les poètes dont le monde et le matériau est la langue, sont les seuls à vraiment la recevoir, l’écouter, la respecter : « ce sont les seuls qui sachent les langues(200) ». Donc, contre les Berlitz qui ont chassé les poètes plus efficacement que tous les Platon de la terre, il nous faut nous mettre à l’école des poètes. « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux », disait René Char(201).
On songe à ce que disait Proust ou Ouaknine. « Quand je lis Homère, je fais société avec le poète », disait Alain(202). Lisons aussi Machiavel : « Le soir venu, je retourne à la maison et j’entre dans mon étude : à l’entrée, j’enlève mes vêtements de tous les jours, pleins de fange et de boue, et je mets mes habits de cour royale et pontificale ». Et ainsi vêtu somptueusement, il s’adonne à la lecture : « Pendant quatre heures de temps, je ne sens aucun ennui, j’oublie tout mon chagrin, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m’apeure pas ; je me transfère totalement en eux(203) ».
L’omniprésence du respect et de la tolérance a fait disparaître l’admiration. Car celle-ci établit des hiérarchies ; or, la hiérarchisation n’introduit pas d’abord dans des relations de domination mais d’origine, d’importance. Un héros de Kundera avoue : « L’Europe a réduit l’Europe à cinquante œuvres géniales qu’elle n’a jamais comprises. Rendez-vous bien compte de cette inégalité révoltante : des millions d’Européens qui ne représentent rien face à cinquante noms qui représentent tout ! L’inégalité des classes est un accident mineur comparé à cette inégalité métaphysique qui transforme les uns en grains de sable alors qu’elle investit le autres du sens de l’être(204) ».
Donc sortir du ressentiment et se rouvrir au don offert : « Contre l’invention de l’homme, il faut, avec Hans Jonas, défendre obstinément l’idée que l’homme est à découvrir et que le passé doit nous y aider (205) ».
L’ingratitude est un péché gravissime, elle est un déni du don offert, un refus du don 1, de ce que Hannah Arendt appelle la « ténacité intraitable et irraisonnable de la pure factualité(206) ». On découvre alors que le multiple qui n’est parfois que les restes de la déconstruction peut ici être une chance et le signe de l’origine. En effet, la donation première est celle d’une multitude de réalités nationales, linguistiques. Inversement, la volonté de puissance relayant une raison géométrique tend à effacer ces différences.
Il demeure que, si réjouissante soit la thèse et la démonstration, Finkielkraut ne semble pas pleinement honorer les autres moments du don. À force de vouloir paradoxalement souligner la modernité de l’esprit conservateur, on en vient à dévaloriser l’autonomie. Par exemple dans le jugement suivant : l’idéologie française, dit Finkielkraut, veut « que la marque de l’humanité, en chacun, c’est l’autonomie, et non l’appartenance ; c’est l’arrachement à tout ancrage temporel ou géographique et non l’inscription dans une humanité particulière(207) ». Ou : l’homme est un héritier avant d’être un individu(208). Ou : « L’homme nu, l’homme sans détermination, l’homme délié de tout ancrage et extrait de toute communauté […] existe donc bel et bien, mais la pure appartenance à l’espèce es la pire épreuve qui soit : l’être humain réduit à ce qu’il est perd à la fois la possibilité d’exister humainement sur la terre et les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ». Et Finkielkraut conclut par cette phrase, logique, mais irrecevable : « L’homme qui n’est rien qu’un homme n’est plus un homme(209) ». Ce style jubilatoire dénonce, mais ne sait pas distinguer ; il débat, il ne raisonne pas. J’affirme tout le contraire tout en tenant le caractère essentiel de l’enracinement dans le don 1. C’est l’expérience du plus démuni qui l’assure. L’homme n’est pas, par essence, un héritier : l’héritage est la cause de son être, cause nécessaire, non son essence.
De plus, Alain Finkielkraut, comme Lévinas, est tellement obnubilé par sa thèse, tellement fasciné par son évidence prétendue, qu’il ne prend jamais le temps de soulever les objections, de prendre en compte les difficultés de l’adversaire et d’ainsi nuancer, parler à quelqu’un. Par exemple, sa défense du nationalisme peut s’étendre à tous les régionalismes avec leurs particularités culturelles, linguistiques, etc. Etonnant que l’interviewer, le canadien Antoine Robitaille, sensibilisé à ces questions au Québec, n’y ait pas pensé.
Enfin, il est intéressant que Finkielkraut nomme l’affect qui l’habite, par personne interposée : « Oui, Hannah Arendt est conservatrice, car elle a peur. Elle n’a pas peur pour ses biens. Ayant éprouvé la fragilité de la permanence, elle a peur pour le monde ». Certes, il y a une crainte qui est sentiment positif, mais s’il est accompagné par la jubilation de la capacité de libre créativité de l’homme. Ce que Finkielkraut célèbre peu. Comme H. Arendt qui parle de « l’irréalité inquiétante de la pure humanité(210) ». Elle avait peut-être plus d’excuse ??
À moins que cette seconde attitude, loin d’être une indépendance soit une contre-dépendance qui signifierait qu’on n’a jamais quitté la dette à l’égard du passé, mais qu’on l’a transformée et refoulée sous mode inversé.
Non sans un goût pour la provocation, Finkielkraut n’hésite pas à se dire ou se laisser qualifier de conservateur. Encore faut-il le comprendre. Relisons la conclusion de l’ouvrage précédent :
Même si Finkielkraut ne cite guère de sources anciennes, Aristote, Sénèque, Thomas d’Aquin, par exemple, ont déjà parlé du péché d’ingratitude. Mais ses sources sont plus proches, notamment la pensée juive, surtout Hannah Arendt, dont on vient de noter son propos.
De prime abord, Peter Pan, héros d’un roman pour enfants de James Matthew Barrie et, plus encore, de l’immortel dessin de Walt Disney, est un adolescent espiègle, une sorte de Till Eulenspiegel britannique doué du pouvoir de voler. Cette double caractéristique n’est-elle pas positive ? Qui ne rêve de transgresser les interdits et de planer, ce qui d’ailleurs enfreint une autre norme, la loi de la pesanteur ?
Le film de Steven Spielberg, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, a lesté le personnage du film d’une densité psychologique bien présente dans le roman (et plus encore dans l’autobiographie de l’auteur) ; voire d’une dimension dramatique, et presque tragique, car le roman se conclut sur le contraste entre l’évolution de Wendy devenue adulte et la stagnation amnésique de Peter éternel adolescent. En fait, Peter Pan est un petit garçon qui refuse de grandir. Telle est d’ailleurs la phrase qui ouvre le roman : « Tous les enfants, sauf un, grandissent(211) ». Et ce thème est développé par le roman, le film et le psychologue Dan Kiley dans son ouvrage Le syndrome de Peter Pan(212). Ce dernier montre que, par exemple, le petit enfant Peter Pan – qui peut être un adulte – noue des relations toxiques avec les autres, notamment avec les femmes, pour éviter de s’engager : il cherche soit la séduction – aussitôt suivie d’un abandon pour peu qu’un attachement se profile à l’horizon –, et telle est sa relation avec Clochette, soit le maternage, et telle est sa relation avec Wendy. Incapable de s’engager, il est donc incapable de grandir.
Mais l’absence de croissance, c’est-à-dire de passage de l’enfance à l’âge adulte, relève d’un refus : Peter Pan a refusé de grandir. Pour comprendre d’où provient ce refus, reportons-nous maintenant à la dernière phrase du roman : « Tant que les enfants resteront gais, innocents et sans cœur(213) ». Le premier trait est évident. Le troisième – « sans cœur » – étonne. Il faut l’entendre comme une anesthésie. En effet, avoir un cœur, c’est être capable de ressentir la souffrance d’autrui. Or, Peter fait souffrir son entourage en permanence sans paraître en avoir conscience : notamment, il est indifférent à tous, y compris à ceux qui lui sont le plus proche comme la Fée Clochette et Wendy, et à tout, au bien qu’on lui fait, comme au mal qu’il subit(214) ; il n’est attaché à personne d’autre qu’à lui-même et à son propre plaisir ; le roman est un festival des indélicatesses d’un Peter qui promet et oublie, qui manipule pour arriver à maximiser ses intérêts, etc. Ajoutons que, si son créateur qualifie Peter de « sans cœur », il s’agit d’un constat et non d’une accusation, puisque ce troisième trait est précédé d’une deuxième caractéristique qui le dédouane : « innocent ».
Pourquoi Peter est-il sans cœur ? La psychologue Kathleen Kelley-Lainé répond à cette question en parcourant un triple chemin, celui de Peter Pan, celui de son créateur et le sien propre(215). Peter est au fond un enfant triste, infiniment triste. La tristesse étant insupportable, il a donc décidé de la fuir, c’est-à-dire de la refouler dans un endroit où il ne la rencontrera jamais. Transposons symboliquement : le vol lui offre la capacité de ne plus toucher terre, de fuir ces si douloureuses attaches ; surtout il lui permet de partir dans le pays du Never-never si mal traduit comme « île de Nulle part », alors qu’il signifie littéralement : « Jamais-jamais » : ne plus jamais penser au passé ; ne plus jamais souffrir.
Et pourquoi Peter est-il si triste ? Cette tristesse provient d’un déficit parental. Des parents peu fiables, peu écoutants, peu contenants, ne permettent pas à l’enfant de formuler ce qu’il éprouve. De plus, quel enfant ne ressent-il pas, un moment ou l’autre, l’impression d’être incompris et abandonné ? Peter a résolu le problème en refoulant sa tristesse et s’envolant pour un pays imaginaire à qui le conte donne une consistante réelle. Peter est donc un enfant qui s’est coupé de son origine. La théorie de l’attachement l’a montré : se sentant trahi par ceux qui l’aiment, l’enfant se détache(216). Ne plus s’ouvrir pour ne plus souffrir.
Mais cette analyse dit-elle tout ? À la blessure se joint une décision cachée : l’ingratitude et l’ingratitude permanente. Par exemple, après que Wendy a recousu l’ombre à son pied, « Peter, en vrai garçon, indifférent aux apparences, s’était mis à faire des sauts de joie. Hélas, il avait déjà oublié qu’il devait son bonheur retrouvé à Wendy. Il se figurait avoir rattaché son ombre lui-même(217) ». Trahi une fois par ceux qui devaient lui apporter la sécurité, il a secrètement choisi de ne plus faire confiance à personne. S’il s’est fermé une première fois par crainte de souffrir, il a verrouillé une deuxième fois et plus profondément son cœur, par un choix, devenant ainsi « sans cœur ». Avec une aide psychologique bienvenue, le chemin de rouverture passera par le pardon (aux parents) et la gratitude pour tout ce qu’il a reçu d’eux.
L’une des principales objections à la gratitude est que la reconnaissance est considérée comme naïve ; inversement, les personnes plus critiques, donc moins reconnaissantes, sont souvent considérées comme intelligentes.
C’est ce qu’a montré Teresa Amabile, professeur à la Harvard Business School en 1983, dans une étude célèbre. Elle a demandé à des personnes d’évaluer des critiques de livres. Pour cela, elle a proposé deux textes identiques en tous points, sauf l’introduction de formules négatives dans les jugements évaluatifs (« le texte n’est pas rigoureux » au lieu « le texte est rigoureux »). Résultat : ceux qui ont fait une recension négative ont été considérés comme plus intelligents que les autres, toutes choses étant égales par ailleurs(218). Or, l’on a tendance à valoriser les personnes intelligentes et à vouloir leur ressembler. Donc, la personne tend à être à son tour critique.
Ce jugement est d’autant plus étonnant que la critique négative est souvent une stratégie utilisée pour se valoriser : une personne à qui l’on demande d’évaluer un travail ou le niveau intellectuel d’un autre émet plus de jugements négatifs si elle se croit d’un niveau intellectuel plus faible, et moins si elle est intellectuellement sécurisée(219).
Voici le texte plus complet de l’évêque de Poitiers :
« 7. Donc, bien que cette connaissance excellente et ineffable réjouit mon âme à l’idée de vénérer dans son Père et son Créateur pareille infinité d’éternité sans borne, cependant cette âme cherchait avec un désir encore plus vif la splendeur même de son Seigneur infini et éternel, afin de concevoir l’immensité sans borne dans je ne sais quel lustre d’une idée belle en elle-même. Enfermé qu’il était à cet égard dans les erreurs de sa faiblesse, l’esprit rempli de piété découvrit dans les textes inspirés cette très belle façon de s’exprimer au sujet de Dieu : « En effet, la grandeur des œuvres et la beauté des créatures font voir, à bien raisonner, la beauté qui les engendre. » Le créateur des grandes choses est là dans les plus grandes et l’auteur des très belles choses est dans les très belles choses. Et comme l’œuvre passe l’intelligence, il faut bien que l’ouvrier excède de loin toute intelligence.
« Or donc le ciel est beau, et l’éther, la terre, les mers et tout l’univers, lequel, par la façon dont il est paré, semble bien mériter le nom que les Grecs lui donnent : cosmos, c’est-à-dire ‘ordre’. L’intelligence mesure bien, par un instinct naturel, cette beauté des choses, comme il en advient [219] même face à certains oiseaux ou quadrupèdes : le discours étant inadéquat à l’idée, l’intelligence qui en prend conscience s’abstient de paroles. En même temps cependant, comme tout discours provient de l’intelligence, cette intelligence s’exprime à elle-même cette inadéquation dont elle a pris conscience. Dès lors, ne faut-il pas concevoir le Seigneur de toute cette beauté comme plus beau que toute beauté ? Si bien que la splendeur même du rayonnement éternel échappe à la perception de toute intelligence, quoique l’intelligence ne laisse pas de percevoir une idée de ce rayonnement. De sorte que Dieu doit être déclaré suprêmement beau d’une façon telle qu’il n’est pas enfermé par la perception de notre intelligence en sa perception (220) ».
Victor Hugo rendait hommage à frère François d’Assise, disant qu’un jour, il « se donna une entorse pour n’avoir pas voulu écraser une fourmi(221) ». Voici un florilège, bien évidemment, à peine apéritif.
Saint Isaac le Syrien écrivait : « Tout ce que Dieu a fait a été fait dans la beauté et la mesure(222) ».
Tertullien :
« XII. 1. Si donc l’union et la communauté d’action de la bonté et de la justice ne permettent pas de les séparer, de quel front établiras-tu sur cette séparation l’antagonisme de deux dieux, toi qui mets à part un dieu bon et à part un dieu juste ? Le bien se trouve là où est aussi le juste. Car depuis l’origine, le Créateur est aussi bon que juste. L’un et l’autre sont allés de pair. Sa bonté a créé le monde, sa justice l’a réglé puisque même alors, elle a jugé qu’il fallait faire le monde d’éléments qui soient bons, car elle a jugé avec le conseil de la bonté.
2. C’est une œuvre de la justice le fait qu’ait été prononcée la séparation entre lumière et ténèbres, entre jour et nuit, entre ciel et terre, entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas, entre l’amoncellement de la mer et la masse de la terre sèche, entre luminaires majeurs et mineurs, du jour et de la nuit, entre le mâle et la femelle, entre l’arbre de la connaissance (l’arbre de la mort !) et l’arbre de la vie, entre le monde et le paradis, entre les animaux aquatiques et les animaux terrestres.
3. Toutes ces réalités, si la [87] bonté les a conçues, c’est la justice qui les a distinguées. Tout cet univers a été disposé et ordonné par jugement. Toute position, situation, activité, mouvement, arrêt, lever, coucher de chacun des corps célestes, autant de jugements du Créateur : ne va donc pas croire qu’il faut le définir comme juge seulement à partir du moment où le mal a commencé, pour ne pas ternir par là la justice en la motivant par le mal. Tous ces arguments nous ont permis de montrer qu’elle est apparue avec celle qui a tout produit, la bonté ; car elle aussi doit être tenue pour innée et naturelle en Dieu, et non accidentelle, s’étant trouvée dans le Seigneur comme arbitre de ses œuvres(223) ».
Il faudrait faire appel aux poètes pour en revenir à une conception hymnique, liturgique. « De la bouche de Dieu qui a créé chaque être en le nommant, ne peut sortir que l’Éternel(224) ».
(121)Des hommes et des dieux, drame historique français de Xavier Beauvois, 2010. La scène se déroule entre 15 mn. 15 sec. et 17 mn. 00 sec.
(122)Cf. Christophe Henning et Thomas Georgeon, Frère Luc, la biographie. Moine, médecin et martyr à Tibhirine, Paris, Bayard, 2011 ; François Buet, Prier 15 jours avec frère Luc, moine et médecin à Tibhirine, Paris, Nouvelle Cité, 2014.
(123)Michael Lonsdale confie : « Eh bien, la scène a été entièrement improvisée ! Xavier Beauvois m’a dit : ‘Lance-toi. Dis ce que tu penses, toi, sur l’amour’. Il avait confiance… Après, il m’a dit : ‘C’était beaucoup mieux que ce que j’aurais pu écrire !’ C’est mon cœur qui a parlé ! » (http://www.lavie.fr/hebdo/2010/3392/michael-lonsdale-c-est-mon-coeur-qui-a-parle-01-09-2010-9095_155.php)
(124)On peut aussi dire que, faisant voler en éclats le paradoxe du comédien, la personne de l’acteur tend à s’égaler à son personnage. Ici, la vérité représentée du martyre s’amplifie de la vérité vécue du témoignage – qui en est le double étymologique (« témoignage » se dit en grec marturion).
(125)Cf. ST, Ia-IIae, q. 42, a. 4 ; René Descartes, Les passions de l’âme, art. 53, p. 723-724.
(126)Louis Pasteur, Esprits scientifiques et médicaux, coll. « Grands Formats » n° 825, Paris, Flammarion, 1994, p. 28.
(127)Jules Verne, Voyage au centre de la terre, Paris, J. Hetzel, réédité par Le livre de poche n° 2029, s. d., p. 238.
(128)Épigraphe, xv (« Le débiteur reconnaissant ») : « Je l’assistai dans l’indigence ; / il ne me rendit jamais rien ».
(129)Cf. Alain Finkielkraut, L’humanité perdue. Essai, coll. « Points », Paris, Seuil, 1996.
(130)Alain Finkielkraut, L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Paris, Gallimard, 1999, p. 116.
(131)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 138.
(132)Ibid., p. 116.
(133)Ibid., p. 130.
(134)Ibid., p. 11.
(135)Ibid., p. 197-198.
(136)Éric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1870, Paris, Gallimard, 1992, p. 46.
(137)Milan Kundera, « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, 27 (1983) n° 5, p. 3-23, ici p. 15.
(138)Milan Kundera, « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale », p. 15.
(139)Istvan Bibo, Misère des petits États d’Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 166.
(140)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 75.
(141)Cf. Alain Finkielkraut, Comment peut-on être croate ?, Paris, Gallimard,
(142)Milan Kundera, « Un Occident kindnappé, la tragédie de l’Europe centrale », art. cité, p. 15.
(143)Ludvík Vaculík, « Mon Europe », trad. Milan Kundera, Le messager européen, 3 (avril 1989), p. 253.
(144)Dezsö Kosztolanyi, L’étranger et la mort, Paris, In Fine, p. 112.
(145)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 23.
(146)Cité par Emmanuel Terray, « Munich, un anniversaire oublié », Le genre humain, 18 (automne 1988), p. 65-79.
(147)Jacques Benoist-Méchin, « La moisson de Quarante », Dominique Veillon (éd.), La collaboration. Textes et débats, Paris, Le livre de poche, 1984, p. 375-376. Cf. Id., La Moisson de quarante. Journal d’un prisonnier de guerre, Paris, Albin Michel, 1941.
(148)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 27.
(149)Milan Kundera, « Un Occident kindnappé, la tragédie de l’Europe centrale », art. cité, p. 15.
(150)Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, Paris, Le Cerf, 1989, p. 150.
(151)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 63.
(152)Jacob Talmon, « La patrie en danger. Lettre ouverte à Menahem Begin », Le Débat, 11 (1981) n° 4, p. 52-67, ici p. 58.
(153)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 84
(154)Ibid., p. 84 et 85.
(155)Daniel Jonah Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’holocauste, trad. Pierre Martin, Paris, Seuil, 1997, p. 14.
(156) Jacques Attali, Dictionnaire du xxie siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 222.
(157)Ibid., p. 7.
(158)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 159.
(159)Cité par Daniel J. Boorstin, L’esprit d’exploration l’Amérique et le monde jadis et maintenant, Paris, Gallimard, 1979, p. 107.
(160)Thomas Paine, « Les droits de l’homme », in Pierre Manent, Les libéraux, coll. « Pluriel », Paris, Hachette, tome 2, 1986, p. 46.
(161)Gérard Genette, La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997, prière d’insérer.
(162)Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 143.
(163)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 114. Souligné dans le texte.
(164)Robert Reich, L’économie mondialisée, trad. Daniel Temam, Paris, Dunod, 1996, p. 293.
(165)Cf. Louis Dumont, Homo Æqualis. II. L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 250. Cité par Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 91.
(166)Victor Hugo, Politique, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1985, p. 42-43.
(167)Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, in Œuvres, éd. Jean Hytier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 148, Paris, Gallimard, 2 vol., tome 2, 1960, p. 1058.
(168) Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 98.
(169)Citée par Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 102.
(170)Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 243.
(171)Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970, p. 252-253.
(172)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 11.
(173)Roland Barthes, Leçons, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, tome 3, 1995, p. 803.
(174)Jean-Pierre Ceton, « Libérons la langue française ! », Le Monde, 14 janvier 1998.
(175)Mario Vargas Llosa, « La culture de la liberté », Le Débat, 43 (1987) n° 1, p. 82.
(176)Françoise de Singly, Les jeunes et la lecture, Rapport pour le ministre de l’Éducation nationale, IV 6, 1992.
(177)Hans Jonas, « La technique moderne, sujet de réflexion éthique », in Marc Neuberg, La responsabilité, Paris, p.u.f., 1997, p. 239.
(178)Emmanuel Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, p. 107.
(179)Jules Barbey d’Aurevilly, Le dix-neuvième siècle, Paris, Mercure de France, 1964, p. 69.
(180)Alain, Propos sur les beaux-arts, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 1998, p. 206.
(181)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 195. Souligné dans le texte.
(182)Cité par Iris Murdoch, 28
(183)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 148.
(184)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 166. Souligné dans le texte.
(185)Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammartion, 1982, vol. 1, p. 231.
(186)Cité par Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 150.
(187)Raymond Aron, Chroniques de guerre, Paris, Gallimard, 1990, p. 609.
(188)Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie, trad. Anne Joba, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1984, p. 170.
(189)Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, trad. Pierre Andler, coll. « Pluriel », Paris, Hachette, 1989, p. 122-123.
(190)Ibid., p. 120.
(191)Eugenio Garin, L’éducation de l’homme moderne, Paris, Fayard, 1968, p. 104.
(192)Hannah Arendt, Vies politiques, trad. Eric Adda, Jacques Bontemps, Barabara Cassin, Didier Don, Albert Kohn, Patrick Lévy, Agnès Oppenheimer-Faure, coll. « Tel » n° 112, Paris, Gallimard, 1994, p. 103-104.
(193)Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. dir. par Patrick Lévy, coll. « Folio. Essais » n° 113, Paris, Gallimard, 1972, p. 247.
(194)Ernst Cassirer, Logique des sciences de la culture, trad. Jean Carro et Joël Gaubert, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 1991, p. 205.
(195)Albert Camus, Discours de Suède, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1997, p. 18-19.
(196)Georg Keith Chesterton, Le monde comme il ne va pas, trad. Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, L’âge d’Homme, 1994, p. 30.
(197)Alain, Propos sur l’éducation, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 1986, p. 177.
(198)George Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 434.
(199)Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre du Kavi et autres essais, trad. Pierre Caussat, Paris, Seuil, p. 147.
(200)Alain, Propos sur l’éducation, p. 363.
(201)Cité par Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 130.
(202)Alain, Propos sur l’éducation, p. 174.
(203)Lettre à Francesco Vettori, 10 décembre 1513, in Le prince et autres textes, trad. Toussaint Guiraudet et Edmond Barincou, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1981, p. 380.
(204)Milan Kundera, L’immortalité, Paris, Gallimard, 1990, p. 400.
(205)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 212.
(206)La crise de la culture, p. 309.
(207)Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 122.
(208)Cf. le débat entre Edmund Burke et Thomas Paine, in Alain Finkielkraut, L’ingratitude, p. 138 s.
(209)Ibid., p. 140-141.
(210)Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, coll. « Folio-Essais », Paris, Gallimard, 1986, p. 65.
(211)James Matthew Barrie, Peter Pan, trad. Henri Robillot, coll. « Folio Junior », Paris, Gallimard, 1997, p. 9.
(212)Dan Kiley, Le syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé de grandir, trad. Jean Duriau, Paris, Robert Laffont, 1985, coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1996.
(213) James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 239.
(214)« Nul n’oublie la première injustice ; nul sauf Peter » (Ibid., p. 127).
(215)Kathleen Kelley-Lainé, Peter Pan ou l’enfant triste, Paris, Calmann Lévy, 1992.
(216)Cela correspond à ce que la théorie de l’attachement appelle « attachement anxieux résistant » (cf., par exemple, Mary D. Ainsworth, Mary C. Blehar, Everett Waters & Sally Wall, Patterns of Attachment: A Psychological Study of the Strange Situation, Hillsdale [New Jersey], Lawrence Erlbaum Ass., 1978 ; Blaise Pierrehumbert, « Gestion de la distance interpersonnelle, attachement et socialisation précoce », Champ psychosomatique, 15 [1998], p. 33-44).
(217) James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 40.
(218)Cf. l’étude de référence de Teresa M. Amabile, « Brilliant but cruel. Perceptions of Negative Evaluators », Journal of Experimental Social Psychology, 19 (1983) n° 2, p. 146-156.
(219)Cf. Teresa M. Amabile & Ann H. Glazebrook, « A negativity bias in Interpersonal Evaluation », Joumal of Experimental Social Psychology, 18 (1981) n° 1, p. 1-22.
(220)Saint Hilaire de Poitiers, La Trinité, I, 7, PL 10, 30, tome 1, trad. Jean Doignon et al., coll. « Sources chrétiennes » n° 443, Paris, Le Cerf, 1999, p. 217 et 219.
(221)Les Misérables, éd. Maurice Allem, coll. «Bibliothèque de la Pléiade » n° 85, Paris, Gallimard, 1951, p. 57.
(222)Saint Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles. Les 86 discours ascétiques. Les lettres, trad. Jacques Touraille, coll. « Théophanie », Paris, DDB, 1981, p. 179.
(223)Tertullien, Contre Marcion, II, 4, tome 2, trad. René Braun, coll. « Sources chrétiennes » n° 368, Paris, Le Cerf, 1990, p. 85 et 87.
(224)Paul Claudel, cité par par Paul-André Lesort, Paul Claudel par lui-même, coll. « Écrivains de toujours » n° 63, Paris, Seuil, 1963, p. 119.
Benoît XVI, Audience générale, mercredi 20 juin 2012.
Chers frères et sœurs,
Notre prière est très souvent une demande d’aide dans les moments de nécessité. Et cela est aussi normal pour l’homme, car nous avons besoin d’aide, nous avons besoin des autres, nous avons besoin de Dieu. Ainsi, pour nous, il est normal de demander quelque chose de Dieu, de rechercher son aide; et nous devons garder à l’esprit que la prière que le Seigneur nous a enseignée, le « Notre Père », est une prière de requête, et avec cette prière, le Seigneur nous enseigne les priorités de notre prière, il assainit et purifie nos désirs et ainsi, il assainit et purifie notre cœur. S’il est donc normal en soi que dans la prière, nous demandions quelque chose, il ne devrait pas en être exclusivement ainsi. Il y a également un motif d’action de grâce, et si nous sommes quelque peu attentifs, nous voyons que nous recevons de Dieu beaucoup de bonnes choses : il est si bon avec nous qu’il convient, qu’il est nécessaire de rendre grâces. Et cela doit également toujours être une prière de louange : si notre cœur est ouvert, nous voyons en dépit de tous les problèmes également la beauté de sa création, la bonté qui se manifeste dans sa création. Nous devons donc non seulement demander, mais également louer et rendre grâces : ce n’est qu’ainsi que notre prière est complète.
Dans ses Lettres, saint Paul non seulement parle de la prière, mais rapporte des prières qui sont certainement également de requête, mais aussi des prières de louange et de bénédiction pour ce que Dieu a fait et continue de réaliser dans l’histoire de l’humanité.
Je voudrais aujourd’hui m’arrêter sur le premier chapitre de la Lettre aux Éphésiens, qui commence précisément par une prière, qui est un hymne de bénédiction, une expression d’action de grâce, de joie. Saint Paul bénit Dieu, Père de notre Seigneur Jésus Christ car en Lui, il nous a fait « connaître le mystère de sa volonté » (Ep 1, 9). Il existe réellement un motif de rendre grâce si Dieu nous fait connaître ce qui est caché : sa volonté avec nous et pour nous ; « le mystère de sa volonté ». « Mysterion », « Mystère » : un terme qui revient souvent dans l’Écriture Sainte et dans la liturgie. Je ne voudrais pas à présent entrer dans le domaine de la philologie, mais dans le langage commun, il indique ce qui ne peut se connaître, une réalité que nous ne pouvons pas comprendre avec notre propre intelligence. L’hymne qui ouvre la Lettre aux Éphésiens nous conduit par la main vers une signification plus profonde de ce terme et de la réalité qu’il nous indique. Pour les croyants, le « mystère » n’est pas tant l’inconnu, que la volonté miséricordieuse de Dieu, son dessein d’amour qui en Jésus Christ s’est révélé pleinement et nous offre la possibilité de « comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, [de connaître] l’amour du Christ » (Ep 3,18-19). Le « mystère inconnu » de Dieu est révélé et il s’agit de Dieu qui nous aime, et il nous aime depuis le début, depuis l’éternité.
Arrêtons-nous ensuite un peu sur cette prière solennelle et profonde. « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ » (Ep 1,3). Saint Paul utilise le terme « euloghein », qui est généralement la traduction du terme hébreu « barak » : il s’agit de louer, glorifier, rendre grâce à Dieu le Père comme la source des biens du salut, comme Celui qui « nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ ».
L’Apôtre rend grâce et loue, mais il réfléchit aussi sur les raisons qui poussent l’homme à cette louange, à cette action de grâce, en présentant les éléments fondamentaux du plan divin et ses étapes. Avant tout, nous devons bénir Dieu le Père parce que — ainsi écrit saint Paul — Il « nous a choisis avant la création du monde, pour que nous soyons, dans l’amour, saints et irréprochables sous son regard » (v. 4). Ce qui nous rend saints et immaculés, c’est la charité. Dieu nous a appelés à la vie, à la sainteté. Et ce choix précède même la création du monde. Depuis toujours, nous sommes dans son dessein, dans sa pensée. Avec le prophète Jérémie nous pouvons affirmer nous aussi qu’avant de nous former dans le ventre de notre mère Il nous connaissait déjà (cf. Jer 1, 5) ; en nous connaissant, il nous a aimés. La vocation à la sainteté, c’est-à-dire à la communion avec Dieu appartient au dessein éternel de ce Dieu, un dessein qui s’étend dans l’histoire et comprend tous les hommes et les femmes du monde, parce c’est un appel universel. Dieu n’exclut personne, son projet est uniquement d’amour. Saint Chrysostome affirme : « Dieu lui-même nous a faits saints, mais nous sommes appelés à rester saints. Est saint celui qui vit dans la foi » (Homélies sur la Lettre aux Éphésiens, 1, 1, 4).
Saint Paul poursuit : Dieu nous a prédestinés, nous a élus à être « pour lui des fils par Jésus Christ », à être incorporés dans son Fils unique. L’apôtre souligne la gratuité de ce merveilleux dessein de Dieu sur l’humanité. Dieu nous choisit non pas parce que nous sommes bons, mais parce que Lui est bon. Et l’Antiquité avait à propos de la bonté une expression : bonum est diffusivum sui ; le bien se communique, cela appartient à l’essence même du bien de se communiquer, de s’étendre. Et ainsi, puisque Dieu est bonté, il est communication de bonté, il veut communiquer; il crée parce qu’il veut nous communiquer sa bonté et nous rendre bons et saints.
Au centre de la prière de bénédiction, l’Apôtre illustre la manière dont se réalise le plan de salut du Père dans le Christ, dans son Fils bien-aimé. Il écrit : « [il] nous obtient par son sang la rédemption, le pardon de nos fautes. Elle est inépuisable, la grâce » (Ep 1,7). Le sacrifice de la croix du Christ est l’événement unique et impossible à répéter par lequel le Père a montré de manière lumineuse son amour pour nous, non seulement par des mots, mais de façon concrète. Dieu est si concret, et son amour est si concret qu’il entre dans l’histoire, il se fait homme pour sentir ce qu’est vivre dans ce monde créé, et il accepte le chemin de souffrance de la passion, subissant aussi la mort. L’amour de Dieu est si concret, qu’il participe non seulement à notre être, mais à notre souffrance et notre mort. Le Sacrifice de la croix fait que nous devenons « propriété de Dieu », parce que le sang du Christ nous a rachetés de la faute, il nous lave du mal, il nous soustrait à l’esclavage du péché et de la mort. Saint Paul invite à considérer combien est profond l’amour de Dieu qui transforme l’histoire, qui a transformé sa propre vie de persécuteur des chrétiens en apôtre inlassable de l’Évangile. À nouveau résonnent les paroles rassurantes de la Lettre aux Romains : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas refusé son propre Fils, il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il avec lui ne pas nous donner tout ? […] J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l’avenir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur. » (Rm 8,31-32.38-39) Cette certitude — Dieu est pour nous, et aucune créature ne peut nous séparer de Lui, parce son amour est plus fort — nous devons l’inscrire dans notre être, dans notre conscience de chrétiens.
Enfin, la bénédiction divine se termine par la mention de l’Esprit Saint qui a été répandu dans nos cœurs ; le Paraclet que nous avons reçu comme avance promise : « C’est la première avance — dit Paul — qu’il nous a faite sur l’héritage dont nous prendrons possession au jour de la délivrance finale, à la louange de sa gloire. » (Ep 1,14) La rédemption n’est pas encore conclue — nous le sentons —, mais elle connaîtra son plein accomplissement quand ceux que Dieu s’est acquis seront totalement sauvés. Nous sommes encore sur le chemin de la rédemption, dont la réalité essentielle est donnée avec la mort et la résurrection de Jésus. Nous sommes en chemin vers la rédemption définitive, vers la pleine libération des fils de Dieu. Et l’Esprit Saint est la certitude que Dieu mènera à bien son dessein de salut, quand il saisira « ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre, en réunissant tout sous un seul chef, le Christ » (Ep 1,10). Saint Jean Chrysostome commente ce point : « Dieu nous a élus pour la foi et il a imprimé en nous le sceau pour l’héritage de la gloire future(225) ». Nous devons accepter que le chemin de la rédemption soit également notre chemin, car Dieu veut des créatures libres, qui disent librement oui ; mais c’est surtout et tout d’abord un chemin à Lui. Nous sommes entre ses mains et à présent nous sommes libres d’aller sur la route qu’Il a ouverte. Nous allons sur cette route de la rédemption, avec le Christ et nous sentons que la rédemption se réalise.
La vision que nous présente saint Paul dans cette grande prière de bénédiction nous a conduits à contempler l’action des trois Personnes de la Très Sainte Trinité : le Père, qui nous a choisis avant la création du monde, qui nous a imaginés et créés ; le Fils qui nous a rachetés à travers son sang et l’Esprit Saint, avance de notre rédemption et de la gloire future. Dans la prière constante, dans la relation quotidienne avec Dieu, nous apprenons nous aussi, comme saint Paul, à voir de manière toujours plus claire les signes de ce dessein et de cette action : dans la beauté du Créateur qui apparaît dans ses créatures (cf. Ep 3,9), comme le chante saint François d’Assise : « Loué sois-tu mon Seigneur, avec toutes tes créatures(226) ». Il est important d’être attentifs précisément maintenant, également pendant la période des vacances, à la beauté de la création et de voire transparaître dans cette beauté le visage de Dieu. Dans leur vie, les saints montrent de manière lumineuse ce que peut faire la puissance de Dieu dans la faiblesse de l’homme. Et il peut le faire également avec nous. Dans toute l’histoire du salut, dans laquelle Dieu s’est fait proche de nous et attend avec patience notre moment, comprend nos infidélités, encourage notre engagement et nous guide.
Dans la prière nous apprenons à voir les signes de ce dessein miséricordieux sur le chemin de l’Église. Ainsi, nous grandissons dans l’amour de Dieu, en ouvrant la porte afin que la Très Sainte Trinité vienne habiter en nous, illumine, réchauffe et guide notre existence. « Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole; mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui » (Jn 14,23), dit Jésus en promettant aux disciples le don de l’Esprit Saint, qui enseignera toute chose. Saint Irénée a dit une fois que dans l’Incarnation, l’Esprit Saint s’est habitué à être dans l’homme. Dans la prière nous devons nous habituer à être avec Dieu. Cela est très important, que nous apprenions à être avec Dieu, et ainsi nous voyons comme il est beau d’être avec Lui, qui est la rédemption.
Chers amis, quand la prière nourrit notre vie spirituelle nous devenons capables de conserver ce que saint Paul appelle « le mystère de la foi » dans une conscience pure (1 Tm 3,9). La prière comme manière de « s’habituer » à être avec Dieu, engendre des hommes et des femmes animés non par l’égoïsme, par le désir de posséder, par la soif de pouvoir, mais par la gratuité, par le désir d’aimer, par la soif de servir, c’est-à-dire animés par Dieu; et ce n’est qu’ainsi qu’on peut apporter la lumière dans l’obscurité du monde.
Je voudrais conclure cette Catéchèse par l’épilogue de la Lettre aux Romains. Avec saint Paul, nous aussi nous rendons gloire à Dieu parce qu’il nous a tout dit de lui en Jésus Christ et il nous a donné le Consolateur, l’Esprit de vérité. Saint Paul écrit à la fin de la Lettre aux Romains : « Gloire à Dieu, qui a le pouvoir de vous rendre forts conformément à l’Évangile que je proclame en annonçant Jésus Christ. Oui, voilà le mystère qui est maintenant révélé : il était resté dans le silence depuis toujours, mais aujourd’hui il est manifesté. Par ordre du Dieu éternel, et grâce aux écrits des prophètes, ce mystère est porté à la connaissance de toutes les nations pour les amener à l’obéissance de la foi. Gloire à Dieu, le seul sage, par Jésus Christ et pour les siècles des siècles. Amen. » (Rm 16,25-27) Merci.
Une page de Paul Claudel exprime admirablement l’intuition d’Origène. Devenus membre du Corps mystique, écrit le poète français,
« nous ne disposons pas seulement de nos propres forces pour aimer, comprendre et servir Dieu, mais de tout à la fois […]. Toute la création, visible et invisible, toute l’histoire, tout le passé, tout le présent et tout l’avenir, toute la nature, tout le trésor des saints multipliés par la Grâce, tout cela est à notre disposition, tout cela est notre prolongation et notre prodigieux outillage. Tous les saints, tous les anges sont à nous. Nous pouvons nous servir de l’intelligence de saint Thomas, du bras de saint Michel et du cœur de Jeanne d’Arc et de Catherine de Sienne et de toutes ces ressources latentes que nous n’avons qu’à toucher pour qu’elles entrent en ébullition. Tout ce qui se fait de bien, de grand et de beau d’un bout à l’autre de la terre, tout ce qui fait de la sainteté comme un médecin dit d’un malade qu’il fait de la fièvre, c’est comme si c’était notre œuvre. L’héroïsme des missionnaires, l’inspiration des docteurs, la générosité des martyrs, le génie des artistes, la prière enflammée des clarisses et des carmélites, c’est comme si c’était, c’est nous(227) ! »
Pour les Anciens, tel l’arc-en-ciel, l’émerveillement joignaitt la terre et le ciel. Platon et Aristote affirmaient que le thaumadzein (« s’émerveiller » ou « admirer », de thauma, « merveille ») est le commencement de la sagesse(228). « C’est la vraie marque d’un philosophe, dit Socrate, que ce sentiment d’étonnement que tu éprouves ».
En revanche, les modernes ont suspecté l’admiration. Descartes craignait qu’elle ne conduise à un aveuglement(229) », Nicolas Malebranche pensait qu’elle leste la raison d’un poids d’irrationalité et Spinoza exhortait à « ne rien admirer [Nil admirari] » (formule reprise à Horace). Dans un écrit fameux et très actuel, le philosophe britannique du Grand Siècle, Shaftesbury fustige l’enthousiasme, précisément, l’enthousiasme religieux, le suspectant de conduire au fanatisme(230). En effet, cette époque faisait de l’enthousiasme une maladie comme la mélancolie : non pas du point de vue de la tonalité, puisque mélancolie et enthousiasme sont de tonalités opposées ; mais du point de vue de sa présence : dans les deux, la démesure de l’humeur (la passion, l’émotion) blesse l’intelligence.
Il est d’ailleurs significatif que, notamment chez Spinoza, en perdant l’admiration et donc la gratitude, la modernité perde aussi la générosité. Le philosophe disait : « L’homme libre qui vit parmi les ignorants s’applique autant qu’il peut à éviter leurs bienfaits » et ainsi à ne pas « leur rendre leurs bienfaits » et troquer le cher idéal occidental de l’individualisme en devenant dépendant ! De ce fait, comme « porter secours à tous ceux qui en ont besoin dépasse de beaucoup les forces et l’intérêt des particuliers(231) », « le soin des pauvres s’impose donc à la société tout entière et concerne l’intérêt commun(232) ». Spinoza énonce deux normes parmi les plus fondamentales sur lesquels s’est édifiée notre société occidentale : l’individualisme et la remise entre les mains de l’État de la redistribution collective et règlementée des avantages – donc la disparition de la bienfaisance, par exemple, sous la forme de la généreuse pratique de l’aumône, qui, jusque là, avait caractérisé l’Occident, païen et, beaucoup plus encore, chrétien. Vous n’avez pas reçu gratuitement, vous n’avez pas donné gratuitement…
(225)Homélie sur la Lettre aux Éphésiens, 2, 11-14.
(226)ff 263.
(227)Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, cité ibid., p. 207.
(228)Platon, Théétète, 155 d ; Aristote, Métaphysique, A, 2, 982 b 11s. Cf. Guy Godin, « L’admiration, principe de la recherche philosophique », Laval théologique et philosophique, 17 (1961) n° 2, p. 213-242.
(229)« Il arrive bien plus souvent qu’on admire trop, et qu’on s’étonne en apercevant des choses qui ne méritent que peu ou point d’être considérées, que non pas qu’on admire trop peu. Et cela peut entièrement ôter ou pervertir l’usage de la raison ». En tout cas, si l’admiration présente une utilité initiale, il faut s’« en délivrer le plus qu’il est possible » (René Descartes, Traité des passions, II, art. 76, p. 730-731).
(230)Cf. Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme, trad., introd. et présent. Claire Crignon de Oliveira, coll. « Classiques de la philosophie », Paris, Livre de poche, 2002.
(231)Baruch de Spinoza, Éthique, L. IV, prop. 70.
(232)Ibid., L. IV, append. 17.
Un débat a opposé Daniel C. Batson et ses collaborateurs à Robert Cialdini et son équipe. Tous deux traitent de l’altruisme et tombent d’accord pour affirmer que la conduite d’aide (effectus) s’enracine le plus souvent dans l’empathie ressentie envers la personne à aider (affectus).
Mais, d’un côté, Batson soutient l’existence d’un don altruiste, sans nulle recherche d’un retour. Il a construit une théorie de l’« empathie-altruisme », selon laquelle nous ressentons une empathie vis-à-vis d’une personne en détresse ; or, cette empathie suscite une motivation ; et cette dernière entraîne une action qui est tournée vers l’autre pour lui-même(233).
De l’autre, Robert Cialdini affirme que la détresse d’autrui engendre un mal-être ; or, celui qui est mal à l’aise souhaite retrouver un état de bien-être ; mais il ne le peut qu’en faisant disparaître la cause, donc qu’en aidant l’autre. Par conséquent, sa réaction d’aide est narcissique(234).
Or, le débat s’est terminé par le triomphe de la doctrine de Batson qui a réfuté tous les arguments de Cialdini(235).
La gratitude croît quand on exerce un type particulier de mémoire, que les psychologues qualifient de prospective et qui est en réalité une forme d’imagination. En effet, cette mémoire prévoit une action, c’est-à-dire la projette dans le futur, afin de ne pas oublier de l’accomplir(236). Par exemple, afin de ne pas oublier d’appeler quelqu’un à 19 heures du soir, une personne qui exerce la mémoire prospective se représente ce moment où elle rentre à la maison et téléphone(237). Or, cette méthode permet d’associer à un événement que nous prévoyons désagréable un autre qui sera agréable(238).
On peut lui ajouter une technique : l’implémentation de l’intention(239). Sa finalité est d’affronter une situation difficile que l’on a tendance à subir ou fuir. La méthode consiste à envisager la situation ; puis elle considère la réponse la plus adéquate, sous cette forme conditionnelle : « Si la situation X se présente, alors je vais poser le comportement Y » ; enfin, elle stocke dans sa mémoire cette réponse, soit sous la forme verbale de l’énoncé conditionnel, soit sous la forme imagée de la situation, la combinaison des deux méthodes étant la plus efficace(240). L’efficacité fut démontrée notamment sur les comportements addictifs(241) ; on a établi qu’elle potentialise les effets de la mémoire prospective(242).
(233)Cf. Daniel C. Batson & Adam A. Powell, « Altruism and prosocial behavior », Theodore Milon, Melvin J. Lerner & Irving B. Weiner (éds.), Handbook of Psychology. Vol. 5. Personality and Social Psychology, Hoboken, John Wiley, 2003, p. 463-484.
(234)Cf. Robert B. Cialdini, Donald J. Baumann & Douglas T. Kenrick, « Insights from sadness. A three-step model of the development of altruism as hedonism », Developmental Review, 1 (1981), p. 207-223.
(235)Pour un exposé plus large, cf., par exemple, l’ouvrage informé de Jacques Lecomte, La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, Paris, Odile Jacob, 2012.
(236)Cf. Mark A. McDaniel & Gilles O.Einstein, Prospective Memory. An Overview and Synthesis of an Emerging Field, Thousand Oaks, Sage Publications, 2007.
(237)En réalité, cet acte combine une double faculté, imagination et mémoire, et conjugue une double relation au temps, avenir et passé.
(238)Pour le détail, cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, p. 141-142.
(239)Cf. Peter M. Gollwitzer, « Implementation intentions. Strong effect of simple plans », American Psychologist, 54 (1999) n° 7, p. 493-503.
(240)Cf. Beiwen Chen, Maarten Vansteenkiste, Wim Beyers, Liesbet Boone, Edward L Deci, Bart Duriez, Willy Lens, Lennia Matos, Athanasis Mouratidis & Richard M. Ryan, « Psychological need satisfaction and desire for need satisfaction across four cultures », Motivation and Emotion, 39 (2015) n° 2, p. 216-236.
(241)Cf. Peter M. Gollwitzer & Paschal Sheeran, « Implementation intentions and goal achievements. A meta-analysis of its effects and processes », Mark P. Zanna & James M. Olson (éds.), Advances in Experimental Social Psychology, New York, Academic Press, 38 (2006), p. 69-119.
(242)Cf. Beiwen Chen et al., « Psychological need satisfaction… ».
En avril 1943, comme tous les jeunes de son âge, il partit en STO en Allemagne. Ayant hésité à rentrer dans la résistance, il accepta à la demande de ses supérieurs craignant des représailles pour la communauté et souhaitant assurer une présence chrétienne aux milliers de jeunes Français contraints de travailler en Allemagne. Il fut envoyé en septembre 1943 à Cologne. Mais en juillet 1944, la Gestapo arrêta une soixantaine de chrétiens militants accusés de propagande antinazie. Ils furent internés, puis déportés au camp d’extermination de Buchenwald. Alors, commença une descente aux enfers. Aux yeux de leurs bourreaux, ils n’étaient plus des hommes. Déjà Éloi se pose la question : ne vivait-il pas le démenti le plus formel de la communion fraternelle entrevue et célébrée par le Poverello ? « Je connus une grande angoisse ». Un doute mine son espérance de jeune frère franciscain : si l’homme est capable d’infliger une telle cruauté à son prochain, l’idéal de la véritable fraternité n’est-il pas totalement utopique ?
Pourtant, il n’avait pas encore atteint le fond de la détresse humaine. Le pire vint lorsqu’en avril 1945, devant l’avance des Alliés, les SS décidèrent d’évacuer une partie du camp surpeuplé de Buchenwald. Ils entassèrent une centaine d’hommes par wagon de marchandise qui partent pour un voyage du 7 au 28 avril 1945. « Impossible de décrire ce que furent ces vingt et un jours », les plus atroces de sa vie.
« Délirants, frappés à coups de crosse, dans le sang et les déchets humains, nous mourions les uns après les autres, les uns sur les autres. […] Les morts ! Il y en avait de plus en plus. La plupart mourraient d’épuisement. Certains, de dysenterie ; d’autres, d’érésypèle. Ces derniers étaient horribles à voir. En une nuit, en une journée, ils devenaient méconnaissables. Leurs visages tuméfiés, en feu, étaient complètement défigurés. Délirants de fièvre, ces malheureux hurlaient dans la nuit : ils réclamaient à boire. Les SS les faisaient taire à coups de crosse. Et, au matin, ils gisaient raidis par la mort. Ce débordement de souffrances nous submergeait. Le sentiment d’être abandonnés à la sauvagerie des hommes et du destin était plus fort que jamais ».
Et voilà que l’inouï arriva, le matin du 16.
« Il se produisit alors un événement inoubliable, mais d’un éclat tout intérieur. Nous étions quatre frères franciscains dans notre wagon. L’un de nous était à la dernière extrémité. Déjà son regard s’éteignait et nous avait presque quittés. Or, tandis qu’il se mourait, le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise, vint spontanément à nos lèvres et nous le chantions. Un geste insensé de notre part ! Comment pouvions-nous chanter un tel chant en un tel moment ? Et pourtant, c’était le seul langage qui nous paraissait convenir à la démesure de ce que nous vivions. Nos voix à peine audibles s’élevaient comme un souffle fragile. Ce n’était qu’un filet de voix, écrasé par le roulement du train et du destin. Mais c’était le chant de l’univers. Nous chantions la splendeur de la création, la lumière, la vie, la grande fraternité cosmique et humaine.
« Oui, comment pouvions-nous chanter un tel chant de lumière dans une situation aussi noire où l’homme n’était plus qu’un jouet du destin, une dérision ? Et le plus surprenant était que nous n’avions pas à nous forcer. Une force invisible nous portait. C’est elle qui chantait en nous ».
Mais quel sens donner à cette expérience ? Le frère mineur récuse les interprétations immédiates : défi stoïque au destin ; affirmation désespérée de la grandeur de l’homme envers et contre tout ; évasion dans les arrière-mondes fustigés par Nietzsche.
« C’était tout autre chose. La force invisible qui s’exprimait dans ce chant nous faisait vivre notre destin, en cet instant, comme un mystère ». Il perçoit « en lui une densité de signification qui dépasse les événements eux-mêmes. […] Ce fut un moment unique. Une sorte de visitation d’en haut. Un rayon de soleil dans le brouillard. Puis tout s’éteignit à nouveau ». Pourtant, Éloi Leclerc ne peut nier qu’il s’est passé quelque chose de nouveau. Il ne peut se dire victime d’une illusion.
Cette expérience vécue qui a tout de l’effusion de l’Esprit, Éloi Leclerc la portera toute sa vie : pourquoi, dans cette tragédie de l’homme, soudain le Cantique du Soleil ? J’ajouterai : d’où a pu venir cette paix ? « Cette question allait me poursuivre toute ma vie ».
Il découvrira, progressivement, que la réponse est dans la question : la seule réponse à la tragédie humaine qu’est la fraternité trouve sa concrétisation dans ce Cantique. En effet, celui-ci, plus largement qu’une unité entre les hommes, fait retour vers une unité encore plus originaire, une humilité plus pauvre : l’unité de création, la grande fraternité des créatures. Et que le Cantique n’ait pas seulement été récité, mais chanté, montre que cette fraternité passe d’abord par l’harmonie intérieure, la réconciliation avec soi-même. Comme la paix est le fruit de l’unité, ainsi s’explique qu’ait pu être donné comme en germe réel, mais aussi en promesse, l’expérience de la paix dans ce wagon de la mort. Logique paradoxale de la Rédemption.
En fait, Éloi Leclerc est revenu depuis sur cet épisode dans un livre-testament qui complète cette interprétation(243) :
« Qu’est-ce qui nous pousse, en de telles circonstances, à louer Dieu pour la grande fraternité cosmique ? Qu’est-ce donc qui nous pousse, en de telles circonstances, à louer Dieu pour la grande fraternité cosmique ? Les théories n’ont plus cours dans notre désarroi. Inutile de chercher à s’y abriter. Ce qui nous reste et qui a une valeur sans prix à nos yeux, c’est ce geste de patience et d’amitié que vous témoigne tel ou tel camarade. Ce geste de la part de quelqu’un qui est comme vous submergé par la souffrance et l’angoisse est un trait de lumière qui tombe miraculeusement sur le fond ténébreux de notre misère. Il vous redonne visage, vous recrée… Dans ce monde sombre, la divine charité jette encore son éclat. L’homme fraternel est toujours un témoin du Père. Qui le voit, voit le Père.
« C’est seulement dans la nécessité et la détresse qu’on apprécie à leur juste valeur une bouchée de pain, une gorgée d’eau, un rayon de soleil… Et ce grand ciel lavé, au-dessus de nos têtes, si lumineux, si pur, toutes ces humbles choses qu’il nous reste à contempler du fond de notre wagon ne sont pas un hasard qui s’offre et passe devant nos yeux. D’où viennent cette pureté et cette innocence qui, à travers elles, nous saisissent soudain ? D’où viennent cette limpidité et cet éclat du monde, perceptibles seulement dans la plus grande pauvreté ? L’homme à la mitraillette peut semer la mort et tenir des milliers d’hommes dans l’épouvante ; il peut détruire beaucoup de choses. Il ne peut rien contre la source cachée de pureté et d’innocence. Celles-ci ne viennent pas de nous. Mais elles affleurent en nous, au plus profond de l’âme ; et là, elles ressuscitent l’enfance. […] C’est toujours dans l’ombre de la Croix, au bout du voyage, que le chrétien retrouve le regard de l’enfant. Ce regard dépouillé […] est capable de tenir en échec la plus monstrueuse entreprise de barbarie.
« C’était ce regard qui, en ce matin d’avril, nous faisait chanter, quelque part en Allemagne, autour de notre frère mourant, le soleil et les étoiles, le vent et l’eau, le feu et la terre, et aussi ‘tous ceux qui pardonnent par amour de toi’(244) ».
Notre vie actuelle est parfois – et pour certains, souvent – traversée par la tentation et la souffrance. Et quand bien même nous ne sommes pas actuellement éprouvés, nous sommes inquiets, au sens étymologique du terme : in-quies, « sans repos » (les boules Quiès aident à un meilleur repos nocturne !). Saint Augustin le rappelle volontiers qui commence ses Confessions par la parole fameuse : « Notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose en Toi(245) », et qui les achève par une longue contemplation sur le grand Shabbat que sera le Ciel(246). Ne devrions-nous pas plutôt supplier en cette vallée de larmes et réserver la louange à la Patrie ?
Écoutons le même saint Augustin expliquer le sens de l’Alléluia pascal et de la louange en général (247) :
« La méditation, dans notre vie présente, doit consister à louer Dieu, car l’allégresse éternelle de notre vie future sera une louange de Dieu ; et personne ne peut être adapté à la vie future s’il ne s’y exerce pas dès maintenant. Maintenant donc nous louons Dieu, mais nous le supplions aussi. Notre louange comporte la joie ; notre supplication, le gémissement. Car on nous a promis quelque chose que nous ne possédons pas encore ; et parce que l’auteur de la promesse est véridique, nous trouvons notre joie dans l’espérance ; mais parce que nous ne possédons pas encore, notre désir nous fait gémir. Il nous est bon de persévérer dans le désir jusqu’à ce que vienne le bonheur promis, jusqu’à ce que le gémissement disparaisse et que la louange demeure seule.
« Il y a donc deux époques : l’époque actuelle qui se passe dans les tentations et les épreuves de cette vie ; et une seconde époque, qui sera celle de la sécurité et de l’allégresse sans fin. Aussi deux époques ont-elle été instituées pour nous : avant Pâques et après Pâques. L’époque antérieure à Pâques symbolise l’épreuve où nous sommes maintenant ; et ce que nous célébrons en ces jours qui suivent Pâques symbolise la béatitude qui sera plus tard la nôtre. Avant Pâques nous célébrons donc ce que nous sommes en train de vivre ; après Pâques, ce que nous célébrons symbolise ce que nous ne possédons pas encore. C’est pourquoi, dans la première époque, nous nous entraînons par le jeûne et la prière ; mais dans l’époque présente, nous abandonnons le jeûne et nous vivons dans la louange. Tel est le sens de l’Alléluia que nous chantons. […]
« L’une et l’autre époques nous ont été figurées, l’une et l’autre nous ont été manifestées dans notre chef. La passion du Seigneur nous montre la vie présente qui nous oblige à peiner, à subir les épreuves et finalement à mourir ; la résurrection et la glorification du Seigneur nous montrent la vie que nous recevrons. […]
« Nous vous exhortons, mes frères, à louer Dieu en ce moment, et c’est ce que nous faisons tous lorsque nous disons : ‘Alléluia. Louez le Seigneur’. Tu le dis à un autre, lui-même te dit la même chose. Lorsque tous font la même exhortation, tous y répondent. Mais louez-le par tout vous-mêmes : c’est-à-dire que votre langue et votre voix ne doivent pas être seules à louer Dieu ; louez-le aussi par votre conscience, par votre vie, par vos actions.
« Évidemment, nous le louons maintenant, quand nous sommes rassemblés dans l’église ; lorsque chacun s’en va chez soi, il semble cesser de louer Dieu. S’il ne cesse pas de bien vivre, il loue Dieu continuellement. Ta louange ne cesse que lorsque tu te détournes de la justice et de ce qui plaît à Dieu. Car si tu ne te détournes jamais de la vie vertueuse, ta bouche est muette, mais ta vie est une acclamation et Dieu prête l’oreille au chant de ton cœur. Comme nos oreilles entendent nos voix, c’est ainsi que Dieu entend nos pensées(248) ».
Relevons quatre points.
1. Certes, notre vie actuelle est un combat douloureux, mais elle est aussi un pèlerinage qui nous prépare à la bienheureuse Patrie ; or, pleinement bienheureuse, celle-ci ne sera que louange ; donc, nous sommes appelés à nous entraîner à la vie future par la louange. Notre prière actuelle est donc double, gémissement (supplication) et louange, jamais l’un sans l’autre.
2. Cet entraînement est particulièrement vrai à certains moments de l’année. En effet, la vie liturgique est rythmée par un double temps, « avant Pâques et après Pâques ». Or, ce rythme symbolise notre double état, en chemin et au terme. Donc, les cinquante jours du temps pascal (de Pâques à la Pentecôte) nous aident à entrer dans cette joie pascale, quoi qu’il en soit des misères que nous vivons : « Tel est le sens de l’Alléluia que nous chantons ».
3. La louange n’est pas seulement un acte personnel. Notre Occident est devenu tellement individualiste qu’il nous est bon de nous le rappeler : par la messe et les autres prières liturgiques, « nous sommes rassemblés dans l’église ». Notamment pour nous aider : « Nous vous exhortons, mes frères, à louer Dieu en ce moment ». Quand ma louange défaille, je peux m’appuyer sur la bénédiction du frère qui loue à côté de moi. Un autre jour, ce frère aura besoin de ma louange. Les assemblées de louange dans le Renouveau incarnent la Communion des Saints.
4. Enfin, pour Augustin, la louange doit s’étendre à toute notre vie : le fidèle « loue Dieu continuellement ». Certes, nous ne pouvons toujours bénir Dieu avec des paroles ; que ce soit alors avec toute notre vie, c’est-à-dire nos pensées et nos actions. En effet, la vie bonne est la vie dont chaque action oriente vers Dieu, alors que la vie mauvaise en détourne. Alors, selon une autre idée chère à l’évêque d’Hippone, notre désir tout aimanté par Dieu se transforme en prière d’action de grâces.
Ainsi, progressivement, nous passons d’une louange limitée à certains temps et certains lieux, à une louange permanente et ubiquitaire.
La reconnaissance est observée et, plus encore, étudiée chez l’animal. Le jour de la Saint Valentin 2011, Michael, accompagné de sa famille et d’amis, observent des baleines sur la mer de Cortez, à partir de leur petit bateau. Leur attention est alors attirée par l’une d’elles qui est prise au piège dans un filet de pêche. Les efforts de cette jeune baleine à bosse n’ont abouti qu’à davantage l’emmêler. Ces tristes incidents conduisent alors irrémédiablement au décès de l’animal. L’équipage la pense donc morte lorsque, soudain, ils l’entendent respirer. Ils décident de l’aider en coupant le filet. Ce ne fut pas sans fatigue – la baleine, sans doute effrayée, les traînent pendant une demi-heure, contrariant leurs efforts –, ni sans danger – pour les nageurs qui l’approchent et tentent de la dégager ; pour le bateau, qui apparaît soudain bien fragile face à l’énorme nageoire caudale. Enfin, après plus d’une heure, les hommes parviennent à libérer le cétacé. Ils fêtent l’événement avec joie. Mais leur liesse n’est rien comparée à celle de la baleine qui, après s’être un peu écartée, effectue un ensemble de plus de quarante plongeons les plus variés et les plus spectaculaires. Les hommes interprétèrent ce festival totalement inattendu, d’une durée équivalente à celle de son sauvetage, non seulement comme la jubilation de l’animal rendu à la vie et à la « liberté », mais aussi comme un acte de gratitude(249).
Cet exemple ne serait-il pas un hapax ? Nullement. Il existe d’autres témoignages de gratitude, par exemple chez la baleine(250) ou le chat(251). Plus encore, à côté de ces exemples singuliers, certaines recherches étudient le phénomène de manière systématique et universelle(252), par exemple chez les chimpanzés(253). Il demeure que, comparativement aux nombreux articles sur l’empathie animale ou l’allogrooming, la reconnaissance ne bénéficie pas encore d’une attention suffisante.
Cette émouvante histoire et ces études attestent d’abord que l’homme qui pose ces filets souvent maléfiques, cause de surpêche et d’accidents prévisibles, ne peut s’identifier au grand prédateur unilatéralement vilipendé par trop de pamphlets anthropophobiques, mais est capable d’aide gratuite – et la joie éprouvée en regardant cette vidéo montre notre participation, affective sinon effective, en désir sinon en acte, à cette custodie du cosmos, qui prend la forme d’une serviabilité sans recherche de retour.
Ensuite, assurément, l’animal éprouve cette joie en recouvrant ces grands biens que sont la vie et la liberté de mouvement : la jubilation du bien qui comble intérieurement rejaillit au-dehors, par surabondance, dans cette chorégraphie. Mais comment ne pas lire dans ces sauts multipliés à l’excès, un témoignage de la gratitude de l’animal qui remercie le donateur humain ? À la compassion conduisant au don gratuit répond non pas le contre-don, mais le don surabondant du merci(254). Au sans limite de la grâce accordée (adjectif et substantif étant pris en leur sens étymologique) correspond, harmoniquement et harmonieusement, le sans limite du chant choral et dansé de l’action de grâce. Nous nous surprenons à rêver que les relations tissées entre les différents êtres de la nature soient d’active compassion et de jubilante reconnaissance !
Plus encore, cette réponse semble vouloir s’égaliser au don qui a été fait : la multiplication totalement inouïe de ces sauts qui a dû conduire le mammifère marin aux limites extrêmes de ses capacités physiques, donc à un épuisement presque mortel redonne en quelque sorte la vie gratuitement recouvrée.
Enfin, une interprétation strictement darwinienne peine, voire butte : en s’épuisant face à un public qu’elle ne reverra sans doute jamais, la baleine adopte un comportement dangereusement contre-productif. Au potlatch, cette louange exubérante emprunte l’excès, mais elle s’en éloigne par sa gratuité. La gratitude animale montre que, s’il est éclairant de comprendre le comportement et l’évolution des animaux à partir de la sélection naturelle, cette approche utilitaire ne saurait être suffisante ni même prioritaire(255).
Mission Cléopâtre, comédie française d’Alain Chabat, 2002. Avec Monica Bellucci, Alain Chabat, Gérard Depardieu, Christian Clavier.
La scène se déroule de 28 mn. 40 sec. à 29 mn. 42 sec.
Panoramix, le druide, demande à Otis, le scribe de l’architecte Numérobis et futur inventeur de l’ascenseur… : « C’est une bonne situation, ça, scribe ? ». Alors que dans la bande dessinée Astérix et Cléopâtre, il répond avec finesse : « Accroupie » – ce qui ne fait plus sourire que les rares spectateurs ayant vu la statue du scribe accroupi au musée du Louvres –, Otis (Édouard Baer) se lance dans une réjouissante tirade vaguement New Age – qui, paraît-il, fut improvisée –, face à Astérix, Obélix et Numérobis médusés :
« Vous savez, moi je ne crois pas qu’il y ait des bonnes et de mauvaises situations. Moi, si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est des rencontres, des gens qui m’ont tendu la main à un moment où je ne pouvais pas, où j’étais seul chez moi, et c’est assez curieux de se dire que les hasards, les rencontres forgent une destinée. Parce que, quand on a le goût de la chose, de la chose bien faite, du beau geste, on ne trouve pas l’interlocuteur en face, je dirais, euh, le miroir pour avancer ». Otis continue avec un sourire éthéré qui ne convoque pas les yeux : « Mais ce n’est pas mon cas, comme je disais là, puisque, moi, au contraire, j’ai pu. Je dis merci à la vie, je chante la vie. Je ne suis qu’amour. Et, finalement, quand beaucoup de gens me disent : ‘Mais comment fais-tu pour avoir cette humanité ?’, eh bien, je leur réponds très simplement : c’est ce goût de l’amour, ce goût qui m’a poussé aujourd’hui à entreprendre une construction mécanique, mais demain, qui sait ?, à me mettre au service de la communauté, à faire le don, le don de soi ».
Ici, la personne vivant de la gratitude est un allumé illuminé qui sourit au grand tout, s’adresse à un anonyme donateur et s’absente de l’autre auquel il est sensé parler ? Mais toute personne qui célèbre sa joie est-elle nécessairement déconnectée d’un réel nécessairement désenchanté ? Voire, faut-il affirmer comme le gauchiste Guardian dans sa critique du premier opus filmé des Chroniques de Narnia (Andrew Adamson, 2005) : « Toute fin heureuse est fasciste » ?
Quand, au terme du film, il tentera de se lancer dans une de ses tirades vaguement New Age, Otis finira assommé par son employeur outré…
(243)Cf. aussi Éloi Leclerc, « D’une goutte d’eau… au chant de la création et au rendez-vous de la résurrection », Préface de Gaston Pineau, Rendez-vous en Galilée. Journal de voyage à vélo, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 9-10.
(244)Éloi Leclerc, La fraternité en héritage. Ma vie avec François d’Assise, Paris, Éd. franciscaines, 2015.
(245)S. Augustin, Les confessions, L. I, i, 1, p. 273. C’est la première citation de la Tradition dans le Catéchisme de l’Église catholique, n. 30.
(246)Cf. Ibid., L. XIII.
(247)Déjà le même passage qui vient d’être cité intègre la louange : « l’homme, petite partie de ta création, veut Te louer. Toi-même Tu l’y incites, en faisant qu’il trouve ses délices dans ta louange, parce que Tu nous a fait pour Toi et notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose en Toi ».
(248)S. Augustin, Enarrationes in psalmos, 148, 1-2, CCL 39, p. 2165-2166. Cité dans la Liturgie des heures, 5e samedi de Pâques, Paris, Le Cerf et al., 1980, tome 3, p. 672-673.
(249)La vidéo amateurs est disponible sur la toile : http://www.koreus.com/video/sauvetage-baleine-filet.html
(250)« Baleine et gratitude envers ses sauveurs », récit posté le 22 mars 2010 : http://ladomi7962.wordpress.com/2010/03/22/baleine-et-gratitude-envers-ses-sauveurs/ ; copié du site : http://www.sos-dauphins.com/chronique.html?page=0&dossier=Vaguesmonde
(251)Allen et Linda Anderson, « Animals showing gratitude », http://blog.seattlepi.com/angelanimals/2012/02/26/animals-showing-gratitude/
(252)Cf. Jason G. Goldman, « Gratitude: Uniquely Human or Shared with Animals? », mis en ligne le 1er décembre 2010. L’article est accessible sur le site : http://scienceblogs.com/thoughtfulanimal/2010/12/01/gratitude-uniquely-human-or-sh/
(253)Cf. Krisin E. Bonnie, & Frans B. M. de Waal, « Primate Social Reciprocity and the Origin of Gratitude », in Robert A. Emmons & Michael E. McCullough (eds.), The Psychology of Gratitude, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 213-229.
(254)La gratitude s’inscrit aussi dans la logique du retour dont nous avons vu qu’elle constitue la troisième nouveauté distinctive de l’amour introduite par la création. Assurément, le reditus se trouve au cœur de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne. Mais l’originalité biblique réside, à l’instar de l’acte créateur, dans la gratuité responsive du geste créé d’épistrophè. L’importance que lui accorde Philon d’Alexandrie montre d’ailleurs le croisement entre les deux perspectives, biblique et grecque (cf., par exemple, De Plantatione, n. 10, trad. Jean Pouilloux, Les œuvres de Philon d’Alexandrie, 10, Paris, Le Cerf, 1963).
(255)Cf. les importants travaux d’Adolf Portmann, La forme animale, trad. Georges Remy et Jacques Dewitte, Paris, Éd. La Bibliothèque, 2013. Pour une première approche, cf. Pascal Ide, « La forme (animale) comme gratuite automanifestation. Adolf Portmann, Jacques Dewitte et quelques autres » : xxx
La plupart des enquêtes sur la gratitude concernent les adultes(256). Certaines se sont penchées sur les personnes âgées(257). Mais nous ne possédons pas d’études sur la reconnaissance (offerte, pas reçue) chez les petits enfants(258). Cette attitude pose deux problèmes. D’abord, elle suppose la capacité à percevoir les intentions d’autrui ; or, cette compétence est atteinte à l’âge de 4 ans. De fait, on observe de la gratitude à cet âge(259). Ensuite, il faut distinguer entre politesse comme code social et la gratitude comme attitude morale (je dirais entre la politesse seulement sociale et la politesse-gratitude). En effet, avec l’âge, l’enfant intègre les codes sociaux. Par exemple, à 6 ans, un enfant sur 5 remercie spontanément un adulte qui lui donne un bonbon, alors que, à 10 ans, le nombre augmente très significativement : 4 enfants sur 5(260). Or, un enfant peut dire « merci » sans ressentir de gratitude – ce qui est le critère de sa présence.
Toutefois, ces arguments ne me convainquent pas. D’abord, de manière générale, toutes les études sur l’enfant ne cessent de rajeunir l’âge des premiers actes d’intelligence, de liberté, de conscience morale et de générosité(261). Ensuite, l’exemple de Lucile donné au chapitre 4 montre un exemple patent de gratitude ; mais exemple ne vaut pas étude. Enfin, la compassion suppose aussi cette empathie, donc cette perception de ce que l’autre vit ; or, des attitudes de compassion efficaces sont référencées dès avant 2 ans.
Ce dernier point est longuement développé dans un autre texte du site : Les fondements naturels de l’éducation. Je ne relève qu’un point parmi beaucoup. Martin L. Hoffman, professeur de psychologie à l’université de New York et sans doute le chercheur qui a le plus contribué à introduire l’empathie dans l’acte éducatif, rapporte l’exemple d’un petit garçon de 14 mois qui, voyant son camarade pleurer, prend doucement sa main et le conduit, l’air triste, vers sa maman qui est présente et celui d’une petite fille de 15 mois qui, ayant observé attentivement un bébé qui pleure, lui tend des jouets qui ont de valeur pour elle, comme son biberon ou un collier qu’elle apprécie(262). D’ailleurs, on observe que l’enfant ne parvient que progressivement de l’aide instrumentale (dès un an) à l’aide empathique (à partir de 2 ans)(263). En effet, la seconde requiert une plus grande intégration cognitivo-émotionnelle. Martin Hoffman, toujours lui, relate l’exemple suivant : David, 2 ans, voit son camarade pleurer. Il lui apporte son propre nounours pour le consoler. Les larmes ne tarissent pas. Alors, David court dans la pièce d’à côté, marque un temps d’arrêt, puis revient avec la peluche de son ami. Celui-ci la prend dans ses bras et s’arrête de pleurer. Le chercheur considère que cet acte est déjà un acte complet de compasion, qui intègre autant la sensation et l’émotion que la réflexion et l’action. Il en tire la conséquence que tout est en place de manière très précoce pour que l’homme agisse de manière altruiste, donc que, très tôt, voire dès la naissance, l’homme y est disposé.
(256)cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, chap. 6 et 7.
(257)Cf. Neal Krause, « Gratitude toward God, stress, and health in late life ».
(258)Cf. Rébecca Shankland, Les pouvoirs de la gratitude, chap. 3.
(259)Cf. Robert A. Emmons, & Charles M. Shelton, « Gratitude and the science of positive psychologie », C.R. Snyder & Shane J. Lopez (éds.), Handbook of Positive Psychologie, New York, Oxford University Press, 2002, p. 459-471.
(260)Cf. Jean Berko Gleason & Sandra Weintraub, « The acquisition of routines in child language », Language in Society, 5 (1976), p. 129-136.
(261)La bibliographie est considérable. Cf., par exemple, Alison Gopnik, Le bébé philosophe, trad. Sarah Gurcel, coll. « Essais », Paris, Le Pommier, 2010.
(262)Cf. Martin L. Hoffman, Empathie et développement moral, p. 100.
(263)Cf. Whitney Waugh, Celia A. Brownell, Brianna Pollock, « Early socialization of prosocial behavior »
La gratitude se traduit dans l’action de grâces, deux thèmes chers à saint Bernard de Clairvaux(264), qui les développe notamment dans deux sermons, l’un sur la miséricorde(265), l’autre intitulé : « Contre le pire des vices, l’ingratitude(266) »… Relevons quelques points :
1. De prime abord, l’on peut s’étonner, voire s’inquiéter non pas de l’importance accordée par l’abbé de Clairvaux à la louange, mais au poids de l’obligation : « Nous avons à lui rendre de continuelles actions de grâces [gratias agere debeamus] » (I, 1, p. 225). Voilà pourquoi « les miséricordes du Seigneur, éternellement je les chanterai » (Ps 88,2). Elle est même une tache écrasante, « beaucoup plus lourde [multo maius] » que tout (I, 1, p. 221). En effet, elle doit être à la mesure du don divin ; or, « Dieu me charge de tant de miséricordes, m’entoure de tant de bienfaits » (I, 1, p. 221). Donc, « mon esprit défaille » (Ps 76,4) à rendre grâces.
D’abord, Bernard ne fait que parler le langage de l’Écriture. Parmi les textes les plus souvent cités : « Comment rendrai-je [retribuam] au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait [retribuit] ? » (Ps 115,12)(267) ; « Nous avons reçu non pas l’esprit de ce monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions [ut sciamus] quels dons [donata] Dieu nous a faits » (1 Co 2,12)(268).
Ensuite, faisant allusion au « fardeau » dont parle Jésus (cf. Mt 11,30), l’abbé de Clairvaux ajoute que ce devoir est « bien plus agréable [suavius] » que le « fardeau de la pénitence ». Enfin, il n’insiste sur cette obligation fondamentale que parce que d’abord il souligne l’« abondance de bienfaits » divins : « Dieu me charge de tant de miséricordes, m’entoure de tant de bienfaits » (I, 1, p. 221) ! Or, pour cette « abondance de bienfaits », « nous avons à lui rendre de continuelles actions de grâces [gratias agere debeamus] » (I, 1, p. 225).
2. Bernard critique avec force le vice contraire au point que l’ingratitude apparaît comme le pire péché : « rien ne déplaît autant à Dieu que l’ingratitude [nihil ita displicite Deo] » (I, 1, p. 221). Et cette attitude engendre dans le « cœur » de Bernard une « grande tristesse et une douleur incessante » (Rm 9,2). La raison principale en est que « l’ingratitude est mortifère [peremptoria], hostile à la grâce et ennemie du salut [hostis gratiae, inimica salutis] » (I, 1, p. 221). La cause de l’ingratitude, pour Bernard, est l’amnésie : les ingrats « risquent d’être oublieux [immemores] de la miséricorde divine ». Et la conséquence en est l’éloignement de la grâce : en oubliant des « bienfaits si grands et si nombreux », il risquent d’être « abandonnés de la grâce qu’ils n’auront pas révérée comme une grâce [deserantur a gratia quam non ut gratiam venerantur] » (I, 1, p. 223).
3. Dans la deuxième partie du sermon, Bernard multiplie les exemples de mémoire reconnaissante. Il passe en revue les « sept miséricordes du Seigneur » qui sont aisément universalisables puisqu’il ajoute : « que, vous aussi, je pense, vous découvrirez facilement en vous-mêmes [facile in vobis] » (II, 1, p. 225). La première est la miséricorde face à ses chutes : soit que Dieu l’ait relevé, soit qu’il l’ait gardé de la chute. Et de citer la parole du psaume : « Si le Seigneur ne m’avait secouru, il s’en serait fallu d’un rien que mon âme ne tombe » (Ps 93,17)(269).
Pour nourrir la gratitude, le saint abbé de Clairvaux distingue deux espèces de miséricorde : celles par lesquelles le Seigneur délivre « du mal [a malo] » (les cinq premières) ; celles par lesquelles il accorde « les biens [bona] », les deux dernières (II, 5, p. 229).
Enfin, il souligne la fécondité de la gratitude. Il interprète la parole si mystérieuse de la parabole : « Enlevez-lui même ce qu’il a » (Mt 13,12 ; Lc 8,18), en l’appliquant à l’ingrat : « Ne considère-t-on pas comme perdu ce que l’on a donné [donatum est] à un ingrat ou ne regrette-t-on pas d’avoir donné [dedisse] ce que l’on voit se perdre ? » (I, 2, p. 223). Puis il en tire la conséquence positive que la reconnaissance permet que « les dons reçus de la grâce non seulement soient maintenus, mais encore multipliés [non modo manere sibi, sed et multiplicari] » (Ibid.).
Voici deux exemples de prière de gratitude tirées de la liturgie eucharistique parmi des centaines.
Un premier est l’oraison de communion de la troisième semaine du temps ordinaire :
« Permets, nous t’en prions, Dieu tout-puissant, qu’ayant reçu de toi la grâce d’une nouvelle vie, nous puissions nous en émerveiller toujours ».
Cette prière épouse la logique même de la gratitude. D’abord, elle considère son origine objective qu’est le don, souligné triplement comme « grâce », comme « vie » et comme nouveauté. Ensuite, et c’est là le point original, en parlant de l’émerveillement (« émerveiller »), elle prend en compte son vécu existentiel. Ainsi, l’oraison articule ontologie et phénoménologie. Enfin, cette bipolarité fait écho avec l’antienne d’ouverture qui cite le Ps 95,1.6 et allie ce double aspect, objectif (« La splendeur et l’éclat, la puissance et la beauté brillent dans son Temple saint ! ») et subjectif (« Chantez au Seigneur un chant nouveau »).
Une deuxième illustration est la prière sur les Offrandes du mardi de la 4ème semaine de Carême :
« Nous te présentons, Seigneur, des biens que toi-même nous as donnés : qu’ils te disent notre reconnaissance devant tout ce que ta création nous propose pour assurer notre vie sur la terre ; qu’ils deviennent aussi le remède qui nous guérira et nous fera vivre éternellement. Par Jésus-Christ ton Fils notre Seigneur… ».
Vivre la messe comme une aventure… Tel est le défi pour chacun, mais surtout pour les hommes qui, plus que les femmes, désertent l’église (donc l’Église), car non seulement ils n’y rencontrent pas assez d’hommes, mais parce que la manière de la vivre est souvent trop féminine, pas adaptée à leur cœur d’aventurier. En fait, ce n’est pas la liturgie qui doit changer, mais notre manière de la vivre. Les hommes (viri) chrétiens du Moyen-Âge l’avaient compris. Quand ils ont voulu raconter l’Eucharistie, ils en ont fait une aventure, la plus fabuleuse des aventures : le Saint-Graal. Vivre chaque messe comme une quête du Graal, qui est une quête intérieure, mais qui vient du supérieur (Dieu), pour être reversée vers l’extérieur (la mission dans le monde). Passer de « Prends pitié de moi » et de « Parle, ton serviteur écoute », au « Me voici, envoie-moi ».
Nous avons beau savoir que l’Eucharistie est « la source et le sommet de toute la vie chrétienne(270) », nous – je parle autant des fidèles que des prêtres – la vivons souvent de manière routinière. La messe, c’est toujours la même chose…
Il y a trois sortes de participants à la messe.
Il y a ceux qui y vont pour l’homélie. En effet, c’est ce qui change le plus, ce que l’on ne peut connaître à l’avance. Mais c’est un peu le loto, selon que le prêtre est inspiré ou non, nous sert ses refrains habituels ou pas, a eu le temps de préparer ou non, lit son papier ou non. Etc.
Il y a ceux, moins nombreux, qui vont à la messe pour les lectures. Certes, ils peuvent les lire dans leur missel. Mais l’essentiel est ailleurs. Celui qui vient pour entendre la Parole de Dieu a transformé l’expression abstraite « Parole de Dieu » dans la locution concrète : « Dieu (me) parle ». Même s’il entend la même Parole pour tous les participants et même tous les participants du monde entier, il sait que Dieu lui parle personnellement à chaque Eucharistie, comme l’Ami incomparable à son ami.
Enfin – et c’est malheureusement le plus petit nombre –, il y a ceux qui vont à la messe pour la messe elle-même. Ils ont compris que la véritable nouveauté, c’est l’Eucharistie. A chaque messe, je suis sacramentellement et très réellement, au pied de la Croix, le Crucifié vient à ma rencontre. Plus encore que l’écoute de la Parole, la communion me transforme du dedans, elle est la plus grande puissance de changement qui est présente dans l’univers : si Dieu, par le prêtre, peut changer le pain et le vin dans le Corps et le Sang de Jésus, il peut – et veut – transformer mon cœur de pierre en cœur de chair. « L’Eucharistie », affirme le cardinal Ratzinger, est le « sacrement des transformations »(271).
Voici un passage d’une homélie sur la martyre sainte Julitte (Juliette de Césarée, en Cappadoce, au centre de la Turquie), martyrisée sous le règne de Dioclétien :
« Quand tu es à table, prie : en portant le pain à la bouche, rends grâce à Celui qui te le donne ; en réconfortant d’un verre de vin la faiblesse de ton corps, aie souvenir de Celui qui te fait ce don pour la joie de ton cœur et pour le soulagement de tes infirmités. Une fois passé le besoin de t’alimenter, que le souvenir du Bienfaiteur ne passe pas pour autant !
« Quand tu revêts ta tunique, rends grâce à Celui qui te l’a donnée ; quand tu t’enveloppes de ton manteau, montre encore plus d’amour envers Dieu, lui qui nous a fourni des vêtements appropriés tant pour l’hiver que pour l’été, afin de protéger notre vie et de couvrir notre nudité.
« Le jour est-il terminé ? Remercie Celui qui t’a donné le soleil pour les travaux de la journée, ainsi que le feu pour éclairer la nuit et se mettre au service de nos nécessités.
« Mais la nuit offre encore bien d’autres sujets de prière. En regardant la beauté du ciel étoilé, prie le Seigneur des choses invisibles, adore l’Artiste qui a fait toutes choses dans sa sagesse. Quand tu vois toute la nature animale plongée dans le sommeil, adore de nouveau Celui qui, par le sommeil, sans même que nous en ayons conscience, nous soulage d’une fatigue continue, et nous rend par un peu de repos la vigueur de nos forces. Par conséquent, que la nuit ne soit pas entièrement passée dans l’assoupissement ; ne laissons pas l’inconscience occuper inutilement la moitié de notre vie. Aussi le temps de la nuit sera-t-il lui-même réparti entre le repos et la prière ; ou plutôt, le sommeil lui-même restera une méditation mêlée de piété, car bien souvent les songes sont l’écho des préoccupations de la journée : tels sont les soucis de la vie, tels sont les songes !
« Prie donc ‘sans relâche’. Il n’est pas question de pratiquer la prière avec sans cesse des paroles sur les lèvres, mais de t’unir à Dieu dans tout le cours de ton existence, de manière à faire de ta vie entière une incessante et continuelle prière(272) »
Ce riche texte propose toute une théologie pratique de l’acte de gratitude.
1. Il décrit celui qui remercie. La gratitude s’enracine d’abord dans nos cinq sens qui nous ouvrent au monde : « En regardant la beauté du ciel étoilé », « Quand tu vois ». Elle fait aussi appel à l’intelligence qui, à travers les choses visibles, contemple « le Seigneur des choses invisibles, l’Artiste qui a fait toutes choses dans sa sagesse » (ici, l’auteur renvoie aux textes décisifs que sont Rm 1,18-21 et Sg 13,1s). Elle est aussi un acte de la mémoire qui fait retour sur les dons divins (« aie souvenir »). Enfin, elle est un acte d’amour : « Quand tu t’enveloppes de ton manteau, montre encore plus d’amour envers Dieu ».
2. Il décrit avec précision l’objet de la gratitude, celle-ci couvre tout ce qui arrive à l’homme pour son bien. L’homme est appelé à remercier pour tout. Certes, pour tout ce qui vient de la nature : « le soleil », « le feu », etc. Mais, de manière originale, l’auteur englobe aussi les œuvres proprement humaines, le fruit de l’activité de l’homme comme telle. L’auteur invite à rendre grâces non pas au nom de la nature qui est par exemple présente dans le pain ou la tunique (tous les biens de la nature sont destinées à l’homme), mais pour ces objets eux-mêmes dans lesquels il voit directement l’action divine : « montre encore plus d’amour envers Dieu, lui qui nous a fourni des vêtements appropriés ». Cette gratitude inclut non seulement les cadeaux par surcroît comme le vin (Dieu te « fait ce don pour la joie de ton cœur »), mais les biens de première nécessité : la nourriture, l’habit, le repos, le travail. Comment comprendre cette contemplation de l’œuvre de Dieu immédiatement présente dans les artefacts, les objets créés par l’industrie humaine ? Une indication est peut-être fournie par le fait que notre auteur voit la nature à travers les deux rythmes fondamentaux, celui du jour et de la nuit – « Remercie Celui qui t’a donné le soleil pour les travaux de la journée, ainsi que le feu pour éclairer la nuit » – et celui de l’hiver et de l’été. Or, ce rythme concerne la Providence plus que la création, la durée plus que l’origine seule. Donc, la nature est instrument de la Providence qui ne cesse de nous bénir. La gratitude se lève en nous quand nous contemplons le cours des choses et non pas seulement sa Source. Dès lors, de même que Dieu est présent dans l’épaisseur de la durée et l’harmonie des rythmes, de même est-il présent dans l’épaisseur de la médiation humaine et l’équilibre de ses activités-passivités.
3. Il expose enfin la nature de la gratitude. Celle-ci est l’acte par lequel nous rendons grâce au Donateur de ses dons : « En portant le pain à la bouche, rends grâce à Celui qui te le donne […]. Quand tu revêts ta tunique, rends grâce à Celui qui te l’a donnée ». De ce fait, la reconnaissance devient un acte de prière. En effet, la prière est l’union à Dieu. En reconnaissant que Dieu est à la source de tout ce que nous sommes et de tout ce qui nous arrive, la gratitude unit à Dieu et devient donc prière. Plus encore, la gratitude est une prière qui, en devenant toujours plus continuelle (« sans relâche »), transforme celui qui remercie en homme de prière. En effet, par elle, je prends continuellement conscience que tout don vient de Dieu. « Une fois passé le besoin de t’alimenter, que le souvenir du Bienfaiteur ne passe pas pour autant ! » Ainsi, la reconnaissance permet d’être constamment unie à Dieu. « Il n’est pas question de pratiquer la prière avec sans cesse des paroles sur les lèvres, mais de t’unir à Dieu dans tout le cours de ton existence, de manière à faire de ta vie entière une incessante et continuelle prière ».
En couvrant toutes les activités humaines, la gratitude lève toute tentation de séparer les moments tournés vers les réalités séculières et ceux dédiés à Dieu, et permet donc à l’homme de transformer toute activité en prière. Mais la gratitude permet de dépasser une dualité encore beaucoup plus profonde, celle de l’activité diurne et consciente et la passivité nocturne et inconsciente (qui va justement se transformer en activité). La gratitude peut même exister en ce temps qui semble perdu pour la prière qu’est l’inconscience nocturne : « Ne laissons pas l’inconscience occuper inutilement la moitié [ou plutôt un tiers] de notre vie ». Certes, parce que nous y reconnaissons l’œuvre de Dieu qui « par le sommeil, […] nous soulage » et nous redonne « vigueur ». Mais, plus encore, parce que la conscience de la présence donatrice de Dieu enveloppe tous les gestes quotidiens : « Quand tu es à table […]. Quand tu revêts ta tunique […]. Quand tu t’enveloppes de ton manteau », etc. Or, « bien souvent les songes sont l’écho des préoccupations de la journée ». Donc, « le sommeil lui-même restera une méditation mêlée de piété ».
De même que le « Père est toujours à l’œuvre » (Jn 5,17), de même, nous allons le voir, la gratitude est appelée à devenir une attitude permanente. Et cette invitation à la prière permanente s’inscrit dans une loi vitale plus cachée, celle du « más », du « toujours plus » de saint Ignace(273) : « montre encore plus d’amour envers Dieu ». L’enveloppement continu du temps par la prière est la traduction de cette dynamique du comparatif.
Contrairement au don qui est sans retour, la gratitude est le retour par excellence. En revanche, comme le don, elle est sans retard et sans restriction, prenant en compte tous les objets et tout le sujet.
(264)Pour ne pas alourdir le texte, je n’indiquerai pas les références ni le texte latin, qui se trouveront tous deux sur : « La gratitude selon saint Bernard de Clairvaux ».
(265)Bernard de Clairvaux, De misericordiis, dans Sermons variés, intr. et notes Françoise Callerot, trad. Pierre-Yves Emery et Gaetano Raciti, coll. « Sources chrétiennes » n° 526, Paris, Le Cerf, 2010, p. 220-229.
(266)Bernard de Clairvaux, Sermon 27, dans Sermons divers 23-69, trad. Françoise Callerot, Pierre-Yves Emery, coll. « Sources chrétiennes » n° 518, Paris, Le Cerf, 2007, p. 80 s. Cf. aussi Id., Sermon 11,7, Sermons sur le Cantique 1-15, trad. Paul Verdeyen et R. Fassetta, coll. « Sources chrétiennes » n° 414, Paris, Le Cerf, 1996, p. 250, l. 10.
(267)La traduction latine de la Vulgate souligne la symétrie de la réponse et du don en répétant le verbe « retribuere ».
(268) La note remarque que « Bernard revient quelque vingt fois à ce verset » (note 1, p. 224).
(269)Et la note fait justement référence à Thérèse de Lisieux, Histoire d’une âme, Paris, 1985, p. 99.
(270)Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, 21 novembre 1964, n. 11, § 1. Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis, sur l’Eucharistie comme source et sommet de la vie et de la mission de l’Église, 22 février 2007.
(271)
Cardinal Joseph Ratzinger, « Eucharistie, communion et solidarité », Lectio magistralis du premier Congrès eucharistique de Bénévent, en Italie (25 mai-2 juin), le 2 juin 2002, texte dans L’Osservatore Romano, Éd. française, n° 29, 16 juillet 2002, p. 8 et 9 et n° 30, 23 juillet 2002, p. 9 et 10. Le texte de ladite conclusion se trouve à la page 10.
Spontanément, nous songeons à la transsubstantiation. Mais le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi n’en compte pas moins de quatre autres : deux au-delà de et deux en-deçà.
1. Par la Croix, le Christ transforme l’acte de violence des hommes en un acte de donation en faveur des hommes. « L’acte de tuer […] est transformé en amour […]. Telle est la transformation fondamentale, sur laquelle se fonde tout le reste. C’est la véritable transformation dont le monde a besoin et qui seule peut racheter le monde ».
2. Par la résurrection du Christ, le corps mortel se transforme en corps ressuscité, en corps vivant éternellement ; plus généralement, la mort est changée en vie.
3. Au cœur de cette dynamique se produit la conversion du pain et du vin dans le corps et le sang du Christ. Ce que l’on appelle la transsubstantiation ou passage d’une substance à l’autre. Désormais arrimée aux deux changements précédents et ouvrant aux deux suivants, elle devient possible et compréhensible.
4. La conversion des saintes espèces dans le Corps et le Sang du Christ ne trouve pas sa fin en elle-même, mais est orientée vers un autre changement : « L’objectif de l’Eucharistie est la transformation de ceux qui la reçoivent dans l’authentique communion avec sa transformation ».
5. Enfin, cette quatrième transformation est appelée à se prolonger en une dernière, plus large : « à travers nous, les transformés, devenus un seul corps, un seul esprit qui donne la vie, toute la création doit être transformée ». Autrement dit, l’Église s’élargit au monde, à toute la création
(272)De l’homélie sur la martyre Julitte, PG 31, 244 b-d. Traduction Jean-Marie Baguenard que je remercie vivement de m’avoir transmis ce texte. Qui est l’auteur et quel est le contexte ?
(273)« Le comparatif (‘más’, ‘mejor’, etc.) est, comme le crescendo ouvert vers le haut, le rythme de vie et de pensée du fondateur de la Compagnie de Jésus qui, répugnant à tout positif et superlatif statique, voit dans l’inclôturabilité [Unabschliessbarkeit] du plus, le trait distinctif de la réalité divine (Deus semper major), en même temps que celle de la réalité créaturelle vis-à-vis de Dieu (ad majorem Dei gloriam) » (Hans-Urs von Balthasar, Postface de Ignatius von Loyola, Die Exerzitien, Luzern, Josef Stocker, 1946, coll. « Christliche Meister », Einsiedeln et Freiburg-im-Brisgau, Johannes, 111993, p. 105)
Voici comment le jésuite André Marc commente le premier moment de la Contemplatio ad amorem spiritualem in nobis excitandum dont il dit qu’elle « résume tous les Exercices de saint Ignace », en quatre propositions :
« 1. Les Dons de Dieu. La munificence est le dernier mot de la création. Dieu n’a pas de buts utiles, mais désintéressés. […]
2. La présence de Dieu dans ses dons. Il est présent comme l’auteur ou l’artiste dans son œuvre, où il met sa pensée, son idéal. C’est encore plus vrai de la grâce, où Dieu est lui-même le don qu’Il nous offre. […]
Dieu agissant dans le monde. Il s’y mêle par son Verbe Incarné, par l’Esprit Saint, pour prendre la conduite de toute vie humaine […].
4. Le monde tout transparent de Dieu, puisque présent de Dieu et présence de Dieu, qui est le seul et l’éternel présent(274) ».
Vivre la messe comme une aventure… Tel est le défi pour chacun, mais surtout pour les hommes qui, plus que les femmes, désertent l’église (donc l’Église), car non seulement ils n’y rencontrent pas assez d’hommes, mais parce que la manière de la vivre est souvent trop féminine, pas adaptée à leur cœur d’aventurier. En fait, ce n’est pas la liturgie qui doit changer, mais notre manière de la vivre. Les hommes (viri) chrétiens du Moyen-Âge l’avaient compris. Quand ils ont voulu raconter l’Eucharistie, ils en ont fait une aventure, la plus fabuleuse des aventures : le Saint-Graal. Vivre chaque messe comme une quête du Graal, qui est une quête intérieure, mais qui vient du supérieur (Dieu), pour être reversée vers l’extérieur (la mission dans le monde). Passer de « Prends pitié de moi » et de « Parle, ton serviteur écoute », au « Me voici, envoie-moi ».
Diaporama reçu et d’origine inconnue (sic !).
Outre les références données dans le chap. 3 :
(274)PAndré Marc, Raison et conversion chrétienne, coll. « Museum Lessianum. Section philosophique » n° 48, Paris, DDB, 1960, p. 299 et 300. Souligné dans le texte.
(265)Bernard de Clairvaux, De misericordiis, dans Sermons variés, intr. et notes Françoise Callerot, trad. Pierre-Yves Emery et Gaetano Raciti, coll. « Sources chrétiennes » n° 526, Paris, Le Cerf, 2010, p. 220-229.
(266)Bernard de Clairvaux, Sermon 27, dans Sermons divers 23-69, trad. Françoise Callerot, Pierre-Yves Emery, coll. « Sources chrétiennes » n° 518, Paris, Le Cerf, 2007, p. 80 s. Cf. aussi Id., Sermon 11,7, Sermons sur le Cantique 1-15, trad. Paul Verdeyen et R. Fassetta, coll. « Sources chrétiennes » n° 414, Paris, Le Cerf, 1996, p. 250, l. 10.
Outre les références données dans le chap. 3 :